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et Pensées
Certains pensent qu'il est présomptueux de croire à une
Providence particulière ou de se considérer comme un instrument
entre les mains de Dieu. Mais je trouve que chaque homme a une Providence
spéciale et je vois que Dieu manie la pioche de l'ouvrier et
babille dans le petit enfant.
La Providence n'est pas seulement ce qui me sauve du naufrage quand
tous les autres ont péri. La Providence est aussi ce qui m'arrache
ma dernière planche de salut, tandis que tous les autres sont
sauvés, et me noie dans l'océan désert.
La joie de la victoire est quelquefois moindre que l'attraction de la
lutte et de la souffrance; pourtant, le laurier et non la croix doit
être le but de l'âme conquérante.
Les âmes qui n'aspirent pas sont les échecs de Dieu, mais
la Nature est satisfaite et aime à les multiplier, parce qu'elles
assurent sa stabilité et prolongent son empire.
Ceux qui sont pauvres, ignorants, mal nés et mal éduqués
ne sont pas le troupeau vulgaire. Le vulgaire comprend tous ceux qui
sont satisfaits de la petitesse et de l'humanité moyenne.
Aide les hommes, mais n'appauvris pas leur énergie. Dirige et
instruis-les, mais aie soin de laisser intactes leur initiative et leur
originalité. Prends les autres en toi-même, mais donne-leur
en retour la pleine divinité de leur nature. Celui qui peut agir
ainsi est le guide et le gourou.
Dieu a fait du monde un champ de bataille et l'a rempli du piétinement
des combattants et des cris d'un grand conflit et d'une grande lutte.
Voudrais-tu dérober sa paix sans payer le prix qu'il a fixé
?
Méfie-toi d'un succès apparemment parfait; mais quand,
après avoir réussi, tu trouves encore beaucoup à
faire, réjouis-toi et va de l'avant car le labeur est long jusqu'à
la réelle perfection.
Il n'y a pas d'erreur plus engourdissante que de prendre une étape
pour le but ou de s'attarder trop longtemps à une halte.
**
Partout où tu vois une grande fin, sois sûr d'un grand
commencement. Quand une douloureuse et monstrueuse destruction épouvante
ta pensée, console-la avec la certitude d'une vaste et grande
création. Dieu est là, non seulement dans la petite voix
tranquille, mais aussi dans le feu et dans le tourbillon.
Plus la destruction est grande, plus libres sont les chances de création;
mais la destruction est souvent longue, lente, oppressive, la création
souvent tarde à venir et son triomphe est interrompu. La nuit
revient encore et encore, et le jour s'attarde ou semble même
avoir été une fausse aurore. Ne désespère
donc point, mais veille et travaille. Ceux qui espèrent avec
violence sont prompts à désespérer. N'espère
ni ne crains, mais sois sûr du dessein de Dieu et de ta volonté
d'accomplir.
La main du divin Artiste oeuvre souvent comme si elle n'était
pas sûre de son génie ni de ses matériaux. Elle
semble toucher, essayer et laisser, reprendre et rejeter, reprendre
encore, peiner et échouer, raccommoder et rapiécer. Les
surprises et les déceptions sont dans l'ordre de son travail
avant que tout ne soit prêt. Ce qui était choisi est rejeté
dans l'abîme de la réprobation. Ce qui était rejeté
devient la pierre d'angle d'un puissant édifice. Mais derrière
tout cela, il y a l'oeil assuré d'une connaissance qui surpasse
notre raison et le sourire sans hâte d'un infini pouvoir.
Dieu a tout le temps devant lui et n'a point besoin de toujours se presser.
Il est certain de son but et du succès, et n'hésite pas
à briser cent fois son oeuvre pour l'amener plus près
de la perfection. La patience est la première grande leçon
nécessaire, mais non la lourde lenteur à se mouvoir du
timide, du sceptique, du fatigué, de l'indolent, du faible ou
de l'homme sans ambition : la patience pleine d'une force calme et concentrée
qui veille et se prépare pour l'heure des grands coups rapides,
peu nombreux mais qui suffisent à changer la destinée.
Pourquoi Dieu martèle-t-il son monde avec tant d'acharnement,
pourquoi le piétiner et le pétrir comme de la pâte,
pourquoi le jeter si souvent dans un bain de sang et dans l'embrasement
infernal de la fournaise ? Parce que l'humanité dans son ensemble
est encore un vil minerai grossier et dur qui autrement ne se laisserait
jamais fondre ni modeler. Tels les matériaux, telles les méthodes.
Que le minerai se laisse transmuer en un métal plus noble et
plus pur, et les procédés de Dieu envers lui seront plus
doux et plus bénins, et les usages qu'il en fera, plus raffinés
et plus beaux.
Pourquoi Dieu a-t-il choisi ou fabriqué de tels matériaux
quand il pouvait choisir dans l'infini des possibilités ? Parce
que son Idée divine avait en vue non seulement la beauté,
la douceur et la pureté, mais aussi la force, la volonté
et la grandeur. Ne méprise pas la force et ne la hais point à
cause de la laideur de certaines de ses faces, et ne pense pas non plus
que Dieu soit seulement amour. Toute perfection parfaite doit receler
en elle quelque chose du héros et même du titan. Mais la
plus grande force naît de la plus grande difficulté.
**
Tout changerait si seulement l'homme consentait à être
spiritualisé. Mais sa nature mentale, vitale et physique se révolte
contre la loi supérieure. Il aime son imperfection.
L'Esprit est la vérité de notre être. Dans leur
imperfection, le mental, la vie et le corps sont ses masques; mais dans
leur perfection, ils seraient ses formes. Être spirituel ne suffit
pas; cela prépare un certain nombre d'âmes au ciel, mais
laisse la terre exactement où elle est. Un compromis n'est pas
non plus le chemin du salut.
Le monde connaît trois sortes de révolutions. Les révolutions
matérielles ont de puissants résultats; les révolutions
morales et intellectuelles sont infiniment plus vastes dans leur horizon
et plus riches dans leurs fruits; mais les révolutions spirituelles
sont les grandes semailles.
Si ces trois changements pouvaient coïncider en un parfait accord,
une oeuvre sans défaut serait accomplie. Mais le mental et le
corps de l'homme ne peuvent pas contenir parfaitement la puissance du
flot spirituel; la plus grande partie en est gaspillée et beaucoup
du reste, perverti. Dans notre sol, de nombreux labours intellectuels
et physiques sont nécessaires pour obtenir une maigre récolte
à partir de vastes semailles spirituelles.
Chaque religion a aidé l'humanité. Le paganisme a augmenté
dans l'homme la lumière de la beauté, la largeur et la
grandeur de la vie, la tendance à une perfection multiforme.
Le christianisme lui a donné quelque vision de charité
et d'amour divins. Le bouddhisme lui a montré un noble moyen
d'être plus sage, plus doux, plus pur; le judaïsme et l'islam,
comment être religieusement fidèle en action et zélé
dans sa dévotion pour Dieu. L'hindouisme lui a ouvert les plus
vastes et les plus profondes possibilités spirituelles. Ce serait
une grande chose si toutes ces vues de Dieu pouvaient s'embrasser et
se fondre l'une en l'autre; mais les dogmes intellectuels et l'égoïsme
des cultes barrent le chemin.
Toutes les religions ont sauvé un certain nombre d'âmes,
mais aucune n'a encore été capable de spiritualiser l'humanité.
Pour cela, ce ne sont pas les cultes ni les credo qui sont nécessaires,
mais un effort soutenu d'évolution spirituelle individuelle qui
englobe tout.
Les changements que nous voyons dans le monde aujourd'hui sont intellectuels,
moraux, physiques dans leur idéal et leur intention. La révolution
spirituelle attend son heure et, pendant ce temps, fait surgir ses vagues
ici et là. Jusqu'à ce qu'elle vienne, le sens des autres
changements ne peut pas être compris; et jusqu'à ce moment-là,
toutes les interprétations des événements présents
et toutes les prévisions de l'avenir humain sont choses vaines.
Car la nature de cette révolution, sa puissance et son issue
sont ce qui déterminera le prochain cycle de notre humanité.
Sri Aurobindo
(1914 ou avant ?)
Traduction de La Mère.
dans le fascicule "Aperçus et Pensées" -
1956 - (page 13-17)
publié par Sri
Aurobindo Ashram - Pondichéry
diffusion par SABDA
aussi dans les pages préliminaires au recueil de Sri Aurobindo
: "Pensées et Aphorismes - tome 1" (aphorismes commentés
par la Mère)
chez Buchet-Chastel, Paris (1975) - (pages 16-22)
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