"L'ambition a été la perte de bien des yogi. Ce
ver rongeur peut se dissimuler longtemps. Beaucoup de gens partent sur
le sentier sans même se rendre compte de sa présence. Mais
dès qu'ils obtiennent quelques pouvoirs, l'ambition se lève
en eux, d'autant plus violemment qu'elle ne s'était pas fait jour
dès le commencement."
(Entretiens 1929, 14 avril)
Qu'est-ce que tu appelles un "ver rongeur" ?
C'est une image, comme d'une belle mangue, si belle du dehors, et quand
on l'ouvre, il y a un parasite dedans. C'est parce que la mouche a déposé
un oeuf avant que le fruit ne se forme. Dehors, il n'y a aucune trace.
Tout a l'air candide, désintéressé. Mais dedans,
tout au fond, il y a une grande ambition, le désir d'avoir une
position exceptionnelle, d'être respecté de tout le monde
... c'est-à-dire l'ego. C'est le ver rongeur, il se tient bien
tranquille, mais il est là. Quand le pouvoir vient, au lieu de
se rendre compte que l'on n'est rien, que l'on n'a aucun mérite
et que tout ce que l'on a à faire est de rester aussi passif que
possible, on se trompe soi-même, on sent le besoin que les autres
s'en aperçoivent aussi ! C'est cela que j'appelle le ver rongeur.
Cela mange tout ce qui est dedans et ça laisse l'apparence intacte.
Tu dis qu'il faut établir une "homogénéité
dans l'être" ?
Tu ne sais pas ce que c'est qu'une chose homogène, faite de
parties toutes semblables ? Cela veut dire que tout l'être doit
être sous la même influence, même conscience, même
tendance, même volonté. Nous sommes formés de toutes
sortes de morceaux différents. Ils sont actifs l'un après
l'autre. Suivant le morceau qui est actif, on est une tout autre personne,
on devient presque une autre personnalité. Par exemple, on avait
d'abord une aspiration, on avait l'impression que tout n'existait que
pour le Divin, puis quelque chose arrive, quelqu'un vient, on a quelque
chose à faire, et tout s'en va. On essaye de se rappeler son expérience,
il ne reste même pas le souvenir de l'expérience. On est
complètement sous une autre influence, on se demande comment cela
a pu arriver. Il y a des exemples de double, triple, quadruple personnalités,
absolument inconscientes d'elles-mêmes ... Mais ce n'est pas de
cela que je parle; je parle de quelque chose qui vous est arrivé
à tous : on a eu une expérience, et pendant quelque temps
on a senti, compris, que cette expérience était la seule
chose importante, qui ait une valeur absolue - une demi-heure après,
vous essayez de vous en rappeler, c'est comme une fumée qui s'échappe.
L'expérience a disparu. Et pourtant, une demi-heure avant elle
était là et si forte ... C'est que l'on est fait de toutes
sortes de choses différentes. Le corps est comme un sac avec des
cailloux et des perles tout mélangés, et c'est seulement
le sac qui réunit tout cela. Ce n'est pas une conscience homogène,
uniforme, mais hétérogène.
Vous pouvez être une personne différente à différents
moments de votre vie. je connais des gens qui prenaient des décisions,
qui avaient une volonté, qui savaient ce qu'ils voulaient et s'apprêtaient
à le faire.
Puis il y avait un petit renversement dans l'être; une autre partie
venait à la place et abîmait tout le travail en dix minutes.
Ce que l'on avait fait en deux mois, tout est défait. Quand le
premier revient, il est consterné, il dit : "Comment !
"
Alors il faut recommencer tout le travail, lentement. Donc il est évident
qu'il est très important de prendre conscience de l'être
psychique, il faut avoir comme un poteau-indicateur, ou un miroir où
toutes les choses viennent se mirer et se montrer telles qu'elles sont
vraiment. Et alors, suivant ce qu'elles sont, on les met à telle
place ou à telle autre; on commence à expliquer, on organise.
Cela prend du temps. La même partie revient trois ou quatre fois
et chaque partie qui arrive dit : "Mets-moi à la première
place; ce que les autres font n'a pas d'importance, cela n'a aucune importance,
c'est moi qui déciderai, parce que je suis la plus importante."
Je suis sûre que si vous vous regardez, vous verrez qu'il n'y en
a pas un parmi vous qui n'ait eu cette expérience. Vous voulez
être conscients, avoir de la bonne volonté, vous avez compris,
votre aspiration brille - tout est brillant, illuminé - mais tout
d'un coup quelque chose arrive, une conversation inutile, une lecture
malencontreuse, et cela tourne tout. Alors on se dit que c'était
une illusion dans laquelle on vivait, que toutes les choses étaient
vues sous un certain angle.
C'est la vie. On se casse le nez à la première occasion.
On se dit : "Oh ! on ne peut pas être toujours si sérieux",
et quand l'autre revient, une autre fois, on se repent amèrement
: "J'étais fou, j'ai perdu mon temps, maintenant il faut que
je recommence ..." Quelquefois, il y a une partie qui est de mauvaise
humeur, révoltée, pleine de soucis, et une autre partie
qui est progressive, pleine de soumission. Tout cela, l'une après
l'autre.
Il n'y a qu'un remède : il faut que ce soit toujours là,
le poteau-indicateur, un miroir bien planté dans ses sentiments,
dans ses impulsions, dans toutes ses sensations. On les voit dans ce miroir.
Il y en a qui ne sont pas très belles ni agréables à
regarder; il y en a d'autres qui sont belles, agréables et qui
doivent être gardées. On fait cela cent fois par jour s'il
le faut. Et c'est très amusant. On fait comme un grand cercle autour
du miroir psychique, et on arrange tous les éléments autour.
S'il y a quelque chose qui ne va pas, cela fait comme une ombre grise
sur le miroir : c'est un élément à déplacer,
à organiser. Il faut lui parler, lui faire comprendre, il faut
sortir de cette obscurité. Si vous faites cela, vous ne vous ennuyez
jamais. Quand les gens ne sont pas gentils, quand on a un rhume de cerveau,
quand on ne sait pas ses leçons, et ainsi de suite, on commence
à regarder dans ce miroir. C'est très intéressant,
on voit le ver rongeur. "Je croyais que j'étais sincère
!" - pas du tout.
Pas une chose n'arrive dans la vie qui ne soit intéressante. Ce
miroir est très, très bien fait. Faites cela pendant deux
ans, trois ans, quatre ans - il faut le faire quelquefois pendant vingt
ans. Puis au bout de quelques années, regardez comme cela, tournez
votre regard sur ce que vous étiez trois ans auparavant "Comme
je suis changé ! ... J'étais comme cela ? ..." C'est
très amusant. "Je pouvais parler comme cela ? Je pouvais dire
comme cela, penser comme cela? ... Mais j'étais très bête
! Comme j'ai changé !"
C'est très amusant, non ?
La Mère
"Entretiens 1953" (pages 10-13)
publié par Sri
Aurobindo Ashram - Pondichéry
diffusé par SABDA
Entretien précédent: 25 mars 1953
Entretien suivant: 8 avril 1953
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