"Nous sommes conscients seulement d'une partie insignifiante de
notre être."
(Entretiens 1929, 7 avril)
Quelles sont les parties insignifiantes de notre être?
Presque toutes.
Il y a très peu de choses qui ne soient pas insignifiantes : toutes
vos réactions ordinaires, toutes vos pensées ordinaires,
vos sensations, vos actions, vos mouvements, tout cela est très
insignifiant. Ce n'est que de temps en temps, quand il y a un éclair
de conscience plus haute avec le psychique, une ouverture sur quelque
chose d'autre, un contact avec l'être psychique (qui peut durer
une seconde), à ce moment-là, ce n'est pas insignifiant.
Autrement, tout le reste se répète à des millions
et des millions d'exemplaires. Votre façon de voir, d'agir, toutes
vos réactions, toutes vos pensées, tous vos sentiments,
tout cela est ordinaire. Et vous croyez être extraordinaires surtout
quand vous êtes pris par des sensations, des sentiments extraordinaires,
que vous considérez comme extraordinaires, vous croyez que vous
êtes plus élevés, c'est l'approche du surhumain -
vous vous êtes tout à fait trompés. Ce n'est qu'un
état ordinaire, si ordinaire que c'en est lamentable. Il faut rentrer
plus profond, essayer de voir en soi-même pour trouver quelque chose
qui ne soit pas insignifiant.
Tu as dit que dans une vie antérieure nous étions
ensemble, mais si nous n'avions pas fait le yoga, est-ce que
nous n'aurions pas pu nous rencontrer tout de même ?
Pas nécessairement.
Je me souviens des circonstances dans lesquelles j'ai dit cela; c'était
à une dame qui était venue ici et qui m'avait demandé
comment il se faisait qu'elle était venue ici ... C'est vrai d'une
façon générale; quand des gens qui sont nés
dispersés dans le monde, à de très grandes distances,
sont poussés par les circonstances ou par une impulsion à
venir se rassembler ici, c'est presque toujours parce qu'ils se sont rencontrés
dans une vie ou une autre (pas tous la même) et que leur être
psychique s'est senti appartenir à une même famille, alors
ils ont fait le voeu intérieur de continuer à agir ensemble
et à collaborer. C'est cela qui fait que même s'ils sont
nés très loin, il y a quelque chose qui les force à
venir se rassembler; c'est l'être psychique, la conscience psychique
qui est derrière. Et c'est seulement dans la mesure où la
conscience psychique est assez forte pour ordonner, organiser les circonstances
ou la vie, c'est-à-dire pour ne pas se laisser contredire par les
forces extérieures, les mouvements extérieurs de la vie,
que l'on peut se rencontrer.
C'est vrai profondément dans la réalité; il y a de
grandes "familles d'êtres" qui travaillent à la
même oeuvre et qui se sont rencontrés plus ou moins nombreux
et qui viennent par espèces de groupes. C'est comme si, à
certains moments, il y avait des éveils dans le monde psychique;
comme si l'on éveillait un tas de petits enfants qui dormaient
: "Il est temps, vite, vite, descendez!" et ils se précipitent.
Et quelquefois, ils ne tombent pas au même endroit, ils sont dispersés;
alors intérieurement il y a quelque chose qui les gêne, qui
les pousse; par une raison ou une autre ils sont tirés, et cela
les rassemble.
Mais c'est une chose profonde dans l'être, quelque chose qui n'est
pas du tout à la surface; autrement, même si l'on se rencontrait,
on ne s'apercevrait peut-être même pas du lien. On se rencontre
et on se reconnaît seulement dans la mesure où l'on devient
conscient de son être psychique, que l'on obéit à
son être psychique, que l'on est poussé par lui; sinon, il
y a tout ce qui vient le contredire, tout ce qui voile, tout ce qui abrutit,
autant d'obstacles pour vous empêcher de vous retrouver profondément
et de pouvoir vraiment collaborer à l'Oeuvre. On est ballotté
par les forces de la Nature.
Il n'y a qu'une solution, c'est de trouver son être psychique, et
une fois trouvé, de s'accrocher à lui désespérément,
de le laisser vous conduire pas à pas, quel que soit l'obstacle.
C'est la seule solution.
Tout cela, je ne l'ai pas écrit, mais je l'ai expliqué à
cette dame; elle m'avait posé la question : "Comment suis-je
arrivée ici ?" je lui ai dit que ce n'était certainement
pas pour les raisons de la conscience extérieure, c'était
quelque chose dans son être intérieur qui l'avait poussée.
Seulement, l'éveil n'a pas été assez fort pour surmonter
tout le reste et elle est retournée à la vie ordinaire avec
des raisons très ordinaires de vivre.
Extérieurement, c'était une drôle de chose qui l'avait
fait venir ici : c'était une jeune femme comme les autres, elle
avait été fiancée et elle ne s'était pas mariée;
son fiancé avait rompu. Elle était très triste, elle
avait beaucoup pleuré et cela lui avait abîmé sa jolie
figure, creusé des rides. Et quand le gros chagrin était
parti, elle n'était plus si jolie. Alors elle était très
ennuyée; elle a consulté des gens qui font métier
de vous rendre jolis. Ils lui ont conseillé des injections de paraffine
dans la figure : "Après cela, on n'a plus de rides !"
On lui a injecté de la graisse; et au lieu de l'effet voulu, elle
a eu des boules de graisse ici et là. Elle était désespérée,
car elle était encore plus laide. Puis elle a rencontré
un charlatan qui lui a dit qu'en Angleterre il n'y avait pas moyen de
lui rendre sa jolie figure : "Allez en Inde, il y a de grands yogi
qui vous feront passer cela!" C'est pourquoi elle était venue
ici.
C'est la première chose qu'elle m'avait dite : "Vous voyez
comme j'ai une figure abîmée, est-ce que vous pouvez me rendre
ma jolie figure ?" J'ai dit non ! Puis elle a fini par me poser des
questions sur le yoga et elle a été touchée. Ce jour-là,
elle m'a dit : "J'étais venue dans l'Inde pour faire passer
mes rides; maintenant ce que vous me dites m'intéresse. Mais alors
pourquoi suis-je venue ? Ce n'est pas le vrai motif qui m'a fait venir
ici." Je lui ai expliqué qu'il y avait autre chose que son
être extérieur et que c'est son être psychique qui
l'avait conduite ici. Les motifs extérieurs sont simplement des
prétextes dont se sert le psychique pour se réaliser.
Mais c'était une personne bien admirable ! D'abord, elle avait
pris une attitude de bienveillance et de bonne volonté envers toutes
choses et tout le monde, même le pire chenapan; elle ne voyait que
le bon côté. Puis en restant ici, sa conscience s'est développée;
au bout d'un certain temps, elle a commencé à voir les gens
comme ils étaient. Alors un jour, elle m'a dit : "Avant, quand
j'étais inconsciente, je pensais que tout le monde était
gentil, les gens me paraissaient si gentils ! Pourquoi m'avez-vous rendue
consciente ?" Je lui ai répondu : "Ne vous arrêtez
pas en route. Allez un peu plus loin."
Quand on a commencé le yoga, il vaut mieux aller jusqu'au bout.
La Mère
"Entretiens 1953" (pages 1-5)
publié par Sri
Aurobindo Ashram - Pondichéry
diffusé par SABDA
Entretien suivant: 25 mars 1953
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