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La Mère
tiré de "Entretiens 1957-1958"
Conversation du 21 Août 1957
Nécessité d'un Yoga collectif
Question: Mère, depuis quelque temps, on sent que la conscience
générale s'est abaissée dans nos activités,
surtout depuis que l'Ashram s'est développé en de larges
proportions. Quelle en est la raison et comment peut-on y remédier
?
Tu veux me parler de toutes les activités de l'Ashram ou seulement
des activités sportives ?
Toutes les activités de
l'Ashram ?
Q: Je ne sais pas trop, Douce Mère : dans celles que je vois.
(Après un long silence) C'est une chose un peu compliquée.
Je vais essayer de l'expliquer.
Pendant très longtemps, l'Ashram n'était qu'une réunion
d'individus, chacun représentant quelque chose, mais en tant qu'individu
et sans organisation collective. C'était comme des pions séparés
sur un échiquier, qui n'avaient d'union qu'une apparence, ou plutôt
un fait, purement superficiel, qui était de vivre ensemble dans
un même endroit et d'avoir quelques habitudes communes - même
pas beaucoup, quelques-unes seulement. Chacun progressait, ou ne progressait
pas, selon sa capacité propre et avec un minimum de relations avec
les autres. Alors, suivant la valeur des individus qui constituaient cet
ensemble hétéroclite, on pouvait dire qu'il y avait une
valeur générale, mais qui était très flottante,
qui n'avait pas une réalité collective. Ceci a duré
très longtemps - très longtemps.
Et c'est seulement assez récemment qu'a commencé à
se faire jour la nécessité d'une réalité collective
- qui ne se limite pas nécessairement à l'Ashram, mais qui
englobe tous ceux qui se sont déclarés (je ne veux pas dire
matériellement, je veux dire dans leur conscience) les disciples
de Sri Aurobindo, et qui ont essayé de vivre son enseignement.
Parmi eux tous, et plus fortement depuis la manifestation de la Conscience
et de la Force supramentales [= le 29 février 1956], s'est éveillée
la nécessité d'une existence commune vraie, qui ne soit
pas seulement basée sur des circonstances purement matérielles,
mais qui représente une vérité plus profonde et qui
soit le commencement de ce que Sri Aurobindo appelle une communauté
supramentale ou gnostique
Il a naturellement dit que, pour cela, il fallait que les individus qui
composent cette collectivité aient eux-mêmes cette conscience
supramentale; mais même sans être arrivés à
une perfection (même très loin d'une perfection) individuelle,
il s'est produit en même temps un effort intérieur pour créer
cette "individualité collective", pour ainsi dire. Le
besoin d'une union véritable, d'un lien plus profond s'est fait
sentir, et l'effort a tendu vers cette réalisation.
Cela a causé quelques
troubles, parce que la tendance était
tellement individualiste auparavant que des habitudes ont été
dérangées, je ne veux pas dire matériellement, parce
que les choses ne sont pas très différentes de ce qu'elles
étaient, mais dans une conscience un petit peu plus profonde.
Et surtout (c'est cela, le point sur lequel je veux insister) ça
a créé une certaine interdépendance intérieure,
qui a fait naturellement baisser le niveau individuel - un peu -, excepté
pour ceux qui étaient arrivés déjà à
une réalisation intérieure suffisante pour pouvoir résister
à cette action de nivellement, pourrais-je dire.
Et c'est cela qui donne l'impression que le niveau général
a baissé, ce qui est inexact. Le niveau général est
à un plan supérieur de ce qu'il était auparavant,
mais le niveau individuel a baissé, dans beaucoup de cas, et des
individus qui étaient capables d'une réalisation ou d'une
autre se sont sentis, sans l'avoir compris, alourdis par un poids qu'ils
n'avaient pas à porter auparavant et qui provient de cette interdépendance.
C'est un effet tout à fait temporaire et qui aura comme aboutissement,
au contraire, une amélioration, un progrès général
très sensible.
Naturellement, si chaque individu était conscient, si au lieu de
se soumettre à cette espèce d'effet de nivellement, il résistait
pour transformer, transmuer, surélever les éléments,
les influences, les courants qu'il reçoit de l'ensemble, alors
le tout surgirait dans une conscience supérieure très
en progrès sur ce que l'on était auparavant.
C'est vers cela que j'ai tendu (sans vous expliquer la chose en détail)
quand je vous ai parlé d'une nécessité de plus en
plus urgente de faire un effort, et je tenais justement à vous
expliquer un jour que l'effort que vous pourrez faire individuellement,
au lieu d'être seulement un progrès individuel, se répandra
pour ainsi dire, ou aura des effets collectifs très importants.
Mais je ne disais rien, parce que pendant des mois j'ai voulu préparer
les consciences individuelles à admettre, pourrais-je dire, même
à reconnaître peut-être, cette nécessité
d'une individualité collective.
C'est cela qui maintenant doit être expliqué. Il n'y a pas
d'autre raison à cette espèce de descente apparente, qui
n'en est pas une. C'est le mouvement en spirale du progrès, qui
nécessite qu'on s'éloigne d'une certaine réalisation
afin de rendre cette réalisation non seulement plus vaste, mais
aussi plus haute. Si chacun y collabore consciemment et en bonne volonté,
cela ira beaucoup plus vite.
C'était une nécessité impérative si l'on voulait
que cette vie de l'Ashram soit viable. Toute chose qui ne progresse pas,
nécessairement décline et périt; et pour que l'Ashram
puisse être durable, il fallait qu'il fasse un progrès dans
sa conscience et qu'il devienne une entité vivante. Voilà.
Nous sommes un peu loin, dans la spirale, de la ligne de réalisation
que nous avions il y a quelques années, mais on y reviendra à
un niveau supérieur.
Voilà, c'est la réponse.
Il peut, dans les apparences, y avoir des mouvements qui semblent la contradiction
de ce que je viens de dire, mais cela
il en est toujours ainsi,
parce que, chaque fois que l'on veut réaliser quelque chose, la
première difficulté que l'on rencontre, c'est l'opposition
de tout ce qui n'était pas actif auparavant et qui s'éveille
à la résistance. Tout ce qui ne veut pas admettre ce changement,
naturellement se réveille et se révolte. Mais cela n'a aucune
importance.
C'est la même chose que dans l'être individuel : quand vous
voulez faire un progrès, la difficulté que vous voulez vaincre,
immédiatement décuple d'importance et d'intensité
dans votre conscience.
Il n'y a qu'à persévérer, c'est tout. Ça passera.
La Mère
in "Entretiens 1957-1958" pages 186-189
publié par Sri
Aurobindo Ashram - Pondichéry, Inde
diffusion par SABDA
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