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La Vie Divine

par Sri Aurobindo

Livre 2 - Partie 2 - Chapitre 2-28

La Vie Divine

Ce chapitre a été entièrement écrit spécialement en 1939
pour l'édition (anglaise) de 1940
La traduction française est de La Mère (faite en 1956-1957)

Ce chapitre est le sixième et dernier de l'oeuvre publiée à part
sous le titre "L'évolution spirituelle"

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Ô flamme qui vois, tu portes l'homme des chemins tortueux jusqu'en la vérité qui dure, jusqu'en la connaissance.


Rig-Véda. 1.31.6.


Je purifie terre et ciel par la vérité.


Rig-Véda. 1.133.1.


En celui qui la possède, son extase met en mouvement les deux naissances, celle qui exprime le moi humain et celle qui exprime le moi divin, et elle se meut entre l'une et l'autre.


Rig-Véda. IX. 86.42.


Puissent les invincibles rayons de son intuition être là et chercher l'immortalité, régner sur les deux naissances; car par eux il fait couler en un seul mouvement, forces humaines et choses divines.


Rig-Véda. IX. 70.3.


Que tous acceptent ta volonté quand tu nais dieu vivant, de l'arbre sec, afin qu'ils puissent atteindre à la divinité, et par la vitesse de tes mouvements, parvenir à la possession de la Vérité et de l'Immortalité.

Rig-Véda. 1.68.2.


Nous nous sommes efforcés de découvrir ce qu'est la réalité et la signification de notre existence en tant qu'êtres conscients dans l'univers matériel et dans quelle direction et jusqu'où cette signification une fois découverte nous conduit, vers quel avenir humain ou divin. Notre existence ici-bas peut être, en effet, un caprice sans conséquence de la matière elle-même ou de l'énergie qui construit la matière, ou elle peut être un caprice inexplicable de l'Esprit. Ou encore, notre existence ici-bas peut être la fantaisie arbitraire d'un Créateur supracosmique. Dans tous ces cas, elle n'a aucune signification essentielle: elle n'a pas de signification du tout si c'est la matière ou quelque énergie inconsciente qui est l'artisan de la fantaisie, car alors, elle est au mieux l'expression fugitive d'une spirale errante du Hasard ou la courbe inflexible d'une aveugle Nécessité. Et si elle est une erreur de l'Esprit, elle ne peut avoir qu'une signification illusoire qui s'évanouit dans le néant. Il se peut, certes, qu'un Créateur conscient ait mis un sens dans notre existence, mais ce sens doit être découvert par une révélation de sa volonté; il n'est pas impliqué dans la nature propre des choses et n'y est pas découvrable. Mais s'il y a une Réalité existant en soi, dont notre existence ici-bas soit un résultat, alors il faut bien que la vérité de cette Réalité se manifeste, s'exprime, se développe ici-bas, et cette vérité sera la signification de notre être et de notre vie. Quelle que puisse être cette Réalité, elle a revêtu l'aspect d'un devenir dans le temps: un devenir indivisible, car notre présent et notre avenir portent en eux, transformé, devenu autre, le passé qui les a créés, et le passé et le présent contenaient déjà et contiennent encore en eux-mêmes, invisible pour nous parce qu'elle n'est pas encore manifestée ni apparue dans l'évolution, leur propre transformation en un avenir encore incréé. La signification de notre existence ici-bas détermine notre destinée, et cette destinée existe déjà en nous comme une nécessité et une potentialité: la nécessité de la réalité secrète de notre être et de son émergence, la vérité de ses potentialités qui est en voie d'expression; et toutes deux, bien qu'elles ne soient pas encore réalisées, sont dès maintenant contenues dans ce qui est déjà manifesté. S'il y a un Être qui devient, une Réalité d'existence qui se déroule dans le Temps, ce qu'est cet Être, ce qu'est secrètement cette Réalité, c'est ce que nous devons devenir, et ce devenir est la signification de notre vie.


La conscience et la vie doivent être la clef de ce qui est ainsi en voie d'accomplissement dans le Temps; car sans elles, la matière et le monde de la matière seraient un phénomène dépourvu de sens, quelque chose qui est arrivé juste par hasard ou par une nécessité inconsciente. Mais la conscience telle qu'elle est, la vie telle qu'elle est ne peuvent pas être le secret total; car toutes deux sont très clairement quelque chose d'inachevé, elles sont encore en voie de développement. En nous la conscience est le mental, et notre mental est ignorant et imparfait; c'est un pouvoir intermédiaire qui grandit et qui continue de grandir vers quelque chose au-delà de lui-même. Il y a eu des niveaux inférieurs de conscience qui sont apparus avant lui et d'où il s'est élevé; et il doit y avoir évidemment des niveaux supérieurs vers lesquels il s'élève à son tour. Avant notre mental, qui pense, raisonne et réfléchit, il y avait une conscience qui ne pensait pas, mais qui vivait et sentait; et avant elle, il y avait le subconscient et l'inconscient. Après nous, ou dans notre moi qui n'est pas encore apparu dans l'évolution, il doit y avoir probablement une plus grande conscience qui attend, lumineuse en soi et qui ne dépend pas de la pensée constructrice; notre mental pensant, imparfait et ignorant, n'est certainement pas le dernier mot de la conscience, son ultime possibilité. Car l'essence de la conscience est le pouvoir de se percevoir soi-même et de percevoir ses objets, et, dans sa vraie nature, ce pouvoir doit être direct, complet et s'accomplir spontanément. Si son action est en nous indirecte, incomplète, imparfaite, si elle dépend d'instruments qu'elle a construits, c'est parce que, ici-bas, la conscience émerge d'une inconscience originelle qui la voile, et qu'elle est encore enveloppée et alourdie par la nescience primordiale propre à l'inconscient; mais elle doit avoir le pouvoir d'émerger complètement. Sa destinée doit être d'évoluer jusqu'à sa propre perfection, qui est sa vraie nature. Sa vraie nature est d'être pleinement consciente de ses objets, et de ses objets le premier est le moi, l'être qui à travers l'évolution développe sa conscience ici-bas, et le reste est ce que nous percevons comme non-moi. Mais si l'existence est indivisible, ce non-moi aussi doit, en réalité, être le moi; dès lors, la destinée de la conscience en évolution doit être de devenir parfaitement consciente, entièrement consciente du moi et du tout. Cet état parfait et naturel de la conscience est pour nous une supraconscience, un état qui nous dépasse, et où notre mental, s'il y était soudainement transporté, ne pourrait pas tout d'abord fonctionner; mais c'est vers cette supraconscience que notre être conscient doit évoluer. Or cette évolution de notre conscience vers son sommet, la supraconscience, n'est possible que si l'inconscience qui est notre base ici-bas, est elle-même, en fait, une supraconscience involuée; car ce qui doit apparaître dans le devenir de la Réalité en nous, doit être déjà là, involué ou caché dans son commencement. Nous pouvons en effet concevoir que l'Inconscient est un Être ou un Pouvoir ainsi involué, quand nous observons attentivement cette création matérielle issue d'une énergie inconsciente et que nous voyons celle-ci mettre au jour par des constructions singulières et des artifices infinis, l'oeuvre d'une vaste Intelligence involuée, et quand nous voyons que nous-mêmes aussi, sommes quelque chose de cette Intelligence, quelque chose qui évolue hors de son involution, une conscience qui émerge et dont l'émergence ne peut s'arrêter court sur le chemin tant que ce qui est involué n'a pas évolué et ne s'est pas révélé comme une Intelligence suprême, totalement consciente d'elle-même et totalement consciente de tout. C'est à cela que nous avons donné le nom de Supramental ou Gnose. Car cela doit être évidemment la conscience de la Réalité, de l'Être, de l'Esprit qui est caché en nous et qui lentement se manifeste ici-bas. De cet Être nous sommes les devenirs et nous devons croître à sa ressemblance.


Si la conscience est le secret central, la vie est l'indication extérieure, le pouvoir réalisateur de l'être dans la matière; car c'est elle qui libère la conscience et lui donne sa forme, la revêt de force et la traduit en acte dans la matière. Si une révélation de soi ou un accomplissement de soi dans la matière est le but ultime de l'Être qui évolue dans la naissance, la vie est le signe extérieur et dynamique, l'indice de cette révélation et de cet accomplissement. Mais la vie aussi, telle qu'elle est maintenant, est imparfaite et en cours d'évolution; elle évolue par la croissance de la conscience, de même que la conscience évolue par l'organisation et la perfection plus grandes de la vie - une plus vaste conscience signifie donc une vie plus vaste. L'homme, l'être mental, a une vie imparfaite parce que le mental n'est pas le premier ni le plus haut pouvoir de conscience de l'Être, et même si le mental était rendu parfait, il resterait encore quelque chose à réaliser, quelque chose qui n'est pas encore manifesté. Car ce qui est involué et qui émerge, n'est pas le mental mais l'Esprit, et le mental n'est pas le dynamisme de conscience naturel à l'Esprit; ce dynamisme naturel est le supramental, la lumière de la gnose. Si donc la vie doit devenir une manifestation de l'Esprit, c'est la manifestation en nous d'un être spirituel, et la vie divine d'une conscience rendue parfaite dans le pouvoir supramental ou gnostique de l'être spirituel qui doivent être l'intention de la Nature évolutive, le fruit secret qu'elle porte en elle.

Toute vie spirituelle est dans son principe la croissance en une existence divine. Il est difficile de fixer la frontière où cesse la vie mentale et où la vie divine commence, car les deux débordent l'une sur l'autre et leur existence entremêlée s'étend sur un vaste intervalle. On peut voir qu'une grande partie de cet intervalle - quand l'élan spirituel ne nous détourne pas complètement de la terre et du monde - est le processus qui prépare une vie supérieure. À mesure que le mental et la vie s'illuminent de la lumière de l'Esprit, ils revêtent ou reflètent quelque chose de la divinité, de la Réalité secrète plus grande, et ceci doit croître jusqu'à ce que l'intervalle ait été franchi et l'existence entière unifiée dans la pleine lumière et le plein pouvoir du principe spirituel. Mais, pour un complet et parfait accomplissement de l'élan évolutif, cette illumination et ce changement doivent s'emparer de l'être tout entier, mental, vie et corps, et les recréer; ce ne doit pas être seulement une expérience intérieure de la Divinité, mais un remodelage par son pouvoir de l'existence tant extérieure qu'intérieure. L'illumination, le changement doivent prendre forme non seulement dans la vie de l'individu mais dans une vie collective d'êtres gnostiques, qui s'établira comme le pouvoir et la forme la plus haute du devenir de l'Esprit dans la Nature terrestre. Pour que ceci soit possible, l'entité spirituelle en nous doit avoir atteint sa perfection intégrale, non seulement dans les états intérieurs de l'être, mais dans son pouvoir d'expression extérieure, et, en même temps que cette perfection et parce que cela est nécessaire pour que son action soit complète, elle doit avoir développé son dynamisme propre et les instruments de sa propre existence extérieure.

Sans aucun doute il peut y avoir une vie spirituelle intérieure, Un royaume des cieux en nous, qui ne dépende d'aucune manifestation extérieure, d'aucun instrument, d'aucune formule de l'être extérieur. La vie intérieure a une suprême importance spirituelle, et la vie extérieure n'a de valeur qu'autant qu'elle exprime l'état intérieur. De quelque manière que vive, agisse et se comporte l'homme de réalisation spirituelle, dans tous les modes de son être et de son action, “il vit et se meut en Moi”, comme il est dit dans la Guîtâ - il demeure dans le Divin, il a réalisé l'existence spirituelle. L'homme spirituel, qui vit avec le sens du moi spirituel, dans la réalisation du Divin en lui et en toute chose, vivra intérieurement une vie divine et le reflet de cette vie éclairera les actes extérieurs de son existence, même si ceux-ci ne dépassent pas, ou semblent ne pas dépasser, l'expression ordinaire de la pensée et de l'action humaines dans ce monde de la Nature terrestre. Telle est la vérité première et l'essence du problème. Et pourtant, du point de vue de l'évolution spirituelle, ce ne serait là qu'une libération et une perfection individuelles, et l'existence environnante resterait inchangée. Pour effectuer un changement dynamique plus grand dans la Nature terrestre elle-même, un changement spirituel du principe tout entier de la vie et de l'action et de tous leurs moyens d'expression, il faut envisager, dans notre conception de l'accomplissement total, du dénouement divin, l'apparition d'un nouvel ordre d'êtres et d'une nouvelle vie terrestre. Ici, le changement gnostique prend une importance primordiale; on peut considérer tout ce qui le précède comme un échafaudage et une préparation pour ce renversement transmutateur de notre nature tout entière. Car c'est un mode gnostique d'existence dynamique qui doit être l'accomplissement de la vie divine sur la terre, un mode d'existence qui fait apparaître des instruments supérieurs de connaissance et d'action dans le monde, pour dynamiser la conscience dans l'existence physique, et qui saisit et transforme les valeurs du monde de la Nature matérielle.

Mais toujours, l'entier fondement de la vie gnostique doit être, par sa nature même, intérieur et non extérieur. Dans la vie de l'Esprit, c'est l'Esprit, la Réalité intérieure, qui a construit l'être mental et vital et le corps et qui s'en sert comme d'instruments. La pensée, le sentiment et l'action n'existent pas pour eux-mêmes, ils ne sont pas une fin mais des moyens; ils servent à exprimer la Réalité divine qui se manifeste en nous. Autrement, sans cette intériorité, sans cette source spirituelle, il n'est pas possible de réaliser une vie plus grande ou divine dans une conscience trop extériorisée, ou de la réaliser seulement par des moyens extérieurs. Dans notre vie actuelle qui appartient à la Nature, dans notre existence extériorisée en surface, c'est le monde qui semble nous créer; mais à partir du moment où nous nous tournons vers la vie spirituelle, c'est nous qui devons nous créer nous-mêmes et créer notre monde. Avec cette nouvelle formule de création, la vie intérieure assume une importance première et le reste ne peut être que son expression et sa conséquence. En fait, c'est cela qu'indiquent nos propres efforts vers la perfection, la perfection de notre âme, de notre mental et notre vie, et la perfection de la vie de l'espèce. Car il nous a été donné un monde obscur, ignorant, matériel, imparfait, et notre être conscient extérieur est lui-même créé par les énergies de cette vaste obscurité muette, par leur pression, leur modelage, par la naissance physique, le milieu, l'apprentissage que nous donnent les chocs et les heurts de la vie; et cependant nous sommes vaguement conscients de quelque chose qui est là en nous, ou s'efforce d'être, quelque chose d'autre que ce qui a été ainsi façonné, un esprit qui existe en soi et se détermine lui-même, qui pousse notre nature à créer une image de sa propre perfection cachée ou de l'Idée de perfection. Quelque chose grandit en nous pour répondre à cette exigence, et s'efforce de devenir l'image d'un divin quelque chose; cette chose en nous est contrainte aussi d'oeuvrer sur le monde extérieur qui lui a été donné et de le refaire lui aussi à une plus haute image, à l'image de sa propre croissance spirituelle, mentale et vitale, afin de le recréer selon notre mental et la conception propre de notre esprit, et d'en faire quelque chose de nouveau, d'harmonieux, de parfait.

Mais notre mental est obscur, ses notions sont partielles; il est trompé par les apparences superficielles opposées, partagé entre des possibilités multiples. Trois directions différentes l'entraînent et il peut donner sa préférence exclusive à l'une ou l'autre d'entre elles. Dans sa quête de ce qui doit être, notre mental choisit en effet de se concentrer ou bien sur notre propre être individuel et sa vie intérieure; ou bien, il choisit de se concentrer sur le développement individuel de notre nature de surface, sur la perfection de la pensée et de l'action extérieure dynamique ou pratique dans le monde, sur quelque idéal dans nos relations personnelles avec le monde qui nous entoure; ou encore, il choisit de se concentrer plutôt sur le monde extérieur lui-même, pour le rendre meilleur, mieux adapté à nos idées et à notre tempérament, ou à notre conception de ce qui devrait être. D'un côté il y a l'appel de notre être spirituel qui est notre vrai moi, une réalité transcendante, un être de l'Être Divin, non créé par le monde, capable de vivre en lui-même, de s'élever au-dessus du monde jusqu'à la transcendance. De l'autre, il y a l'exigence du monde qui nous entoure et qui est une forme cosmique, une formulation de l'Être Divin, un pouvoir déguisé de la Réalité. Il y a aussi l'exigence divisée, ou double exigence de notre être, qui appartient à la Nature et qui, en équilibre entre ces deux termes, dépend d'eux et les relie; car en apparence; il est fait par le monde, et cependant, parce que son créateur véritable est en nous et que les instruments cosmiques qui semblent le faire ne sont qu'un premier moyen, il est en réalité une forme, une manifestation déguisée d'un être spirituel plus grand au-dedans de nous. C'est cette exigence qui sert de médiatrice entre notre préoccupation de perfection intérieure ou de libération spirituelle, et notre préoccupation du monde extérieur et de sa formation; c'est elle qui insiste pour établir une relation plus heureuse entre ces deux termes, et qui crée l'idéal d'un individu meilleur dans un monde meilleur. Mais c'est en nous que la Réalité doit être trouvée, source et fondement d'une vie parfaite, et aucune formation extérieure ne peut la remplacer. Le vrai moi doit être réalisé au-dedans, si la vraie vie doit être réalisée dans le monde et la Nature.

Si nous voulons croître en la vie divine, l'Esprit doit être notre première préoccupation. Tant que nous ne l'avons pas révélé et développé en nous-mêmes, hors des enveloppes mentales, vitales et physiques qui le déguisent, dégagé avec patience de notre propre corps, comme il est dit dans l'Oupanishad, tant que nous n'avons pas construit en nous-mêmes une vie intérieure de l'Esprit, il est évident qu'aucune existence divine extérieure ne peut devenir possible. À moins, évidemment, que ce ne soit une divinité mentale ou vitale que nous ayons en vue et que nous voulions être; mais même alors, l'être mental individuel, ou l'être de pouvoir, de désir et de force vitale en nous, doit croître et devenir une forme de cette divinité, avant que notre vie puisse être divine dans ce sens inférieur, la vie du surhomme infra-spirituelle, du demi-dieu mental ou du titan vital, déva ou asoura. Cette vie intérieure une fois créée, notre autre préoccupation doit être de convertir tout notre être de surface, nos pensées, nos sentiments, toutes nos actions dans le monde, en un instrument parfait de cette vie intérieure. C'est seulement si, dans les parties dynamiques de notre être, nous vivons de cette manière plus profonde et plus grande, que nous pouvons trouver la force de créer une vie plus grande ou de refaire le monde en un instrument parfait du mental et de la vie ou en un instrument parfait de l'Esprit. Un monde humain parfait ne peut être créé par des hommes imparfaits ni composé d'hommes qui sont eux-mêmes imparfaits. Même si toutes nos activités sont scrupuleusement réglées par l'éducation, la loi, ou par un mécanisme social ou politique, il n'en résultera qu'un type de mentalité réglementé, un type de vie fabriqué, un type de conduite artificiellement cultivé; mais un conformisme de cette sorte ne peut pas changer, ne peut pas recréer l'homme du dedans, il ne peut pas tailler ou sculpter une âme parfaite, un penseur parfait, un être vivant et croissant parfait. Car l'âme, le mental et la vie sont des pouvoirs de l'être qui peuvent croître mais qui ne peuvent pas être taillés ou fabriqués; une formation ou un processus extérieurs peuvent aider ou peuvent exprimer l'âme, le mental et la vie, mais ne peuvent pas les créer ou les développer. On peut certes aider l'être à croître, mais ce n'est pas en essayant de le manufacturer, c'est en lui prodiguant des influences stimulantes ou en lui prêtant les forces de son âme, de son mental, ou de sa vie; mais même ainsi, la croissance ne doit pas venir du dehors, elle doit venir de l'intérieur de l'être, et depuis là, déterminer comment seront utilisées ces influences et ces forces. Telle est la première vérité que notre aspiration et notre zèle créateurs doivent apprendre; sinon tout notre effort humain est d'avance condamné à tourner futilement en rond et voué à un succès qui n'est qu'une faillite déguisée.

Être ou devenir quelque chose, amener quelque chose à l'existence est tout le labeur de la Nature et de sa force; savoir, sentir, faire, sont des énergies subordonnées qui ont leur valeur, parce qu'elles aident l'être à se réaliser partiellement afin d'exprimer ce qu'il est, et qu'elles l'aident aussi dans son élan pour exprimer le “plus encore” qu'il n'a pas réalisé et qu'il doit être. Mais la connaissance, la pensée et l'action, qu'elles soient religieuses, éthiques, politiques, sociales, économiques, utilitaires ou hédonistes, que ce soit une forme ou une construction mentale, vitale ou physique de l'existence, ne peuvent pas être l'essence ou le but de la vie; ce sont seulement les activités des pouvoirs de l'être ou des pouvoirs de son devenir, des symboles dynamiques de lui-même, des créations de l'Esprit incarné, ses moyens de découvrir et de formuler ce qu'il cherche à être. Parce qu'il prend pour essentielles ou fondamentales les forces ou les apparences superficielles de la Nature, le mental physique de l'homme a tendance à voir autrement et à tourner sens dessus-dessous la vraie méthode des choses. Il prend les créations de la Nature au moyen de procédés visibles ou extérieurs pour l'essence même de son action et ne voit pas que c'est une simple apparence secondaire qui recouvre un processus secret plus grand. Car le processus occulte de la Nature est de révéler l'être en faisant apparaître ses pouvoirs et ses formes; sa pression extérieure n'est qu'un moyen d'éveiller l'être involué à la nécessité de cette évolution, de cette formation de soi. Quand le stade spirituel est atteint dans l'évolution de la Nature, ce processus occulte doit devenir le processus total. Il est donc d'une importance capitale de traverser le voile des forces et de toucher leur ressort secret qui est l'Esprit lui-même. Devenir soi-même est la seule chose à faire; mais le vrai soi-même est celui qui est au-dedans de nous, et dépasser notre moi extérieur corporel, vital et mental est la condition pour que cet être le plus haut, qui est notre être véritable et divin, se révèle lui-même et devienne actif. C'est seulement en grandissant au-dedans et en vivant au-dedans que nous pouvons le trouver; une fois que cela est fait, le but final que la force de la Nature nous propose, c'est de créer, depuis là, un mental, une vie et un corps spirituels ou divins et à l'aide de ces instruments, d'arriver à la création d'un monde qui soit le vrai milieu d'une existence divine. La première nécessité est donc que l'individu - chaque individu - découvre l'Esprit, la Réalité divine qui est en lui et qu'il l'exprime dans tout son être et toute son existence. Une vie divine doit être d'abord et avant tout une vie intérieure. Car du moment que l'extérieur doit être l'expression de ce qui est au-dedans, il ne peut y avoir de divinité dans l'existence extérieure si l'être intérieur n'est pas divinisé. Dans l'homme, la Divinité habite voilée son centre spirituel; s'il n'a pas réellement en lui un moi éternel, un esprit éternel, il est impossible que l'homme parvienne à se dépasser lui-même ou qu'il trouve une issue plus haute à son existence.

Être et être pleinement, tel est le but que la Nature poursuit en nous. Mais être pleinement, c'est être totalement conscient de son être; l'inconscience, la semi-conscience ou une conscience insuffisante sont des états d'un être qui n'est pas en possession de lui-même - c'est simplement exister, ce n'est pas la plénitude de l'être. Être totalement et intégralement conscient de soi-même et de toute la vérité de son être, telle est la condition nécessaire pour posséder vraiment l'existence. Cette conscience de soi est le sens même de la connaissance spirituelle. L'essence de la connaissance spirituelle est en effet une conscience intrinsèque existant en soi; toutes ses actions de connaissance - en fait, toutes ses actions quelles qu'elles soient - doivent être l'expression de cette conscience se formulant elle-même. Toute autre connaissance naît d'une conscience oublieuse de soi et qui s'efforce de se retrouver elle-même et son contenu; c'est une ignorance de soi qui fait effort pour se transformer de nouveau en connaissance de soi.

Mais aussi, puisque la conscience porte en elle-même la force de l'existence, être pleinement c'est avoir la force intrinsèque et intégrale de son propre être; c'est entrer en possession de toute la force de son moi et lui donner tout son emploi. Être simplement, sans posséder la force de son être ou avec une demi-force ou une force insuffisante, c'est une existence mutilée ou diminuée; c'est exister mais ce n'est pas la plénitude de l'être. Il est possible, certes, d'exister seulement à l'état statique, avec la force de l'être rassemblée et immobile dans le moi. Mais, même ainsi, avoir une force incomplète, c'est avoir une existence mutilée ou diminuée; la puissance du moi est le signe de la divinité du moi - un Esprit sans pouvoir n'est pas l'Esprit. Mais, de même que la conscience spirituelle est intrinsèque et qu'elle existe en soi, de même aussi cette force de notre être spirituel doit être intrinsèque, automatique dans son action, exister en soi et s'accomplir spontanément. Tous les instruments dont elle se sert doivent faire partie d'elle-même; même les instruments extérieurs qu'elle utilise doivent devenir des parties d'elle-même et des expressions de son être. La force de l'être en action consciente, est volonté; et quelle que soit la volonté consciente de l'Esprit, sa volonté d'être et de devenir, toute l'existence doit être capable de l'accomplir harmonieusement.

Toute action ou énergie d'action qui n'a pas cette souveraineté et n'est pas maîtresse du mécanisme de l'action, porte en soi, du fait de ce défaut, le signe d'une imperfection de la force d'être, d'une division ou d'une segmentation qui mutile la conscience et rend incomplète la manifestation de l'être.

Enfin, être pleinement, c'est avoir la plénitude de la joie d'être. Être, sans la joie d'être, sans une entière félicité de soi-même et de toutes choses, c'est quelque chose de neutre ou d'amoindri; c'est exister, mais ce n'est pas la plénitude de l'être. Cette félicité aussi doit être intrinsèque, automatique, exister en soi; elle ne peut dépendre de choses qui lui sont extérieures. Quel que soit l'objet de sa joie, elle en fait une partie d'elle-même, elle en a la joie comme d'une partie de son universalité. Toute absence de joie, toute peine et toute souffrance sont des signes d'imperfection, d'inachèvement; elles proviennent d'une division de l'être, d'une conscience de l'être incomplète, d'une force de l'être incomplète. Devenir complet dans l'être, dans la conscience de l'être, dans la force de l'être, dans la joie de l'être, et vivre dans cette complète intégration, c'est vivre divinement.

En outre, être pleinement c'est être universellement. Être avec les limitations imposées par un petit ego restreint, c'est exister, mais c'est une existence imparfaite; car la nature même de l'ego, c'est de vivre dans une conscience incomplète, une force et une joie d'existence incomplètes. C'est être moins que soi-même, et cela entraîne une inévitable sujétion à l'ignorance, à la faiblesse et la souffrance; et même si quelque divine composition de notre nature pouvait exclure ces choses, ce serait encore vivre dans un champ limité d'existence, dans une conscience limitée, une puissance et une joie limitées de l'existence. Toute l'existence est une, et être pleinement, c'est être tout ce qui est. Être dans l'être de tous et tout inclure dans son être, être conscient de la conscience de tous, intégrer sa force à la force universelle, porter en soi-même toute action et toute expérience et les sentir comme sa propre action et sa propre expérience, sentir tous les moi comme son propre moi, sentir toute joie d'être comme sa propre joie d'être, telle est la condition nécessaire d'une existence divine intégrale.

Mais pour être universellement, dans la plénitude et la liberté de son universalité, on doit être aussi transcendantalement. La plénitude spirituelle de l'être est éternité; si l'on n'a pas conscience de l'être éternel hors du temps, si l'on dépend du corps, d'un mental ou d'un vital incarnés, ou que l'on dépende de tel ou tel monde, de telle ou telle condition d'existence, on ne possède pas la réalité du moi, ni la plénitude de l'existence spirituelle. Vivre seulement comme le moi du corps ou n'être que par le corps, c'est être une créature éphémère, sujette à la mort, au désir, à la douleur et à la souffrance, à la déchéance et à la décomposition. Dépasser, transcender la conscience du corps, ne pas être enfermé dans le corps ou par le corps, ne tenir le corps que pour un instrument, une formation extérieure et mineure du moi, est la première condition pour vivre divinement. Ne pas être un mental soumis à l'ignorance et à des restrictions de la conscience, transcender le mental et le traiter comme un instrument, le maîtriser comme une formation superficielle du moi, est la seconde condition. Être par le moi et l'Esprit, ne pas dépendre de la vie, ne pas s'identifier à elle, la transcender, la maîtriser et s'en servir comme d'une expression et d'un moyen d'action du moi, est la troisième condition. La vie corporelle elle-même ne possède pas la plénitude de son être dans son propre domaine, si la conscience ne dépasse pas le corps et ne sent pas son unité physique avec toute l'existence matérielle. La vie vitale ne possède pas la plénitude de son existence dans son propre domaine, si la conscience ne dépasse pas le jeu restreint d'une vitalité individuelle et ne sent pas la vie universelle comme sienne et son unité avec toute vie. Le mental n'a pas une existence ou une activité pleinement conscientes dans son propre domaine, si l'on ne dépasse pas les limites mentales individuelles et que l'on ne sent pas l'unité avec le mental universel et avec le mental de tous les autres et si l'on ne jouit pas de l'intégralité de sa conscience qui s'accomplit dans la richesse de leurs différences. On doit transcender non seulement la formule individuelle, mais aussi la formule de l'univers, car c'est ainsi seulement que l'existence individuelle ou l'existence universelle peut trouver son être propre véritable et une harmonisation parfaite. Dans leur formulation extérieure, toutes deux sont des termes incomplets de la Transcendance, mais elles sont Cela dans leur essence, et c'est seulement en devenant consciente de cette essence que la conscience individuelle ou la conscience universelle peut parvenir à la plénitude et à la liberté de son être réel. Sinon, l'individu peut rester soumis au mouvement cosmique, à ses réactions et à ses limitations, et passer à côté de la liberté spirituelle intégrale. Il doit entrer dans la Réalité divine suprême, sentir son unité avec elle, vivre en elle, être sa création. Tout son être mental, vital et physique doit être converti en termes de la Supranature; toutes ses pensées, tous ses sentiments, toutes ses actions doivent être déterminés par elle, être elle, formés par elle. Tout cela ne peut devenir complet en lui que quand il est sorti de l'ignorance et qu'il est entré dans la Connaissance et, par la Connaissance, dans la Conscience suprême, dans son dynamisme et sa suprême félicité d'existence. Mais l'essentiel de ces choses et des moyens d'expression suffisants peuvent déjà venir avec le premier changement spirituel et atteindre ensuite leur couronnement dans la vie de la Supranature gnostique.

Ces choses sont impossibles si l'on ne vit pas à l'intérieur; elles ne peuvent être atteintes en restant dans une conscience extérieure toujours tournée vers le dehors, active seulement ou surtout à la surface et depuis la surface. L'être individuel doit se trouver lui-même, trouver son existence véritable, et ceci n'est possible qu'en allant au-dedans, en vivant intérieurement et de l'intérieur; car la conscience extérieure ou superficielle, c'est-à-dire la vie séparée de l'esprit intérieur, est le champ de l'ignorance; elle ne peut se dépasser elle-même et dépasser l'ignorance qu'en s'ouvrant à l'ampleur du moi intérieur et de la vie intérieure. S'il y a en nous un être de la transcendance, il doit se trouver là, dans notre moi secret; à la surface il n'y a qu'un être éphémère de la nature, tout fait de limites et de circonstances. S'il y a en nous un moi capable d'ampleur et d'universalité, capable d'entrer dans une conscience cosmique, lui aussi doit se trouver au-dedans, dans notre être intérieur. La conscience extérieure est une conscience physique liée à ses limites individuelles par la triple corde du mental, de la vie et du corps; toute tentative extérieure d'universalité ne peut avoir pour résultat qu'un agrandissement de l'ego ou un effacement de la personnalité par son extinction dans la masse ou son assujétissement à la masse. C'est seulement par une croissance intérieure, une action, un mouvement intérieurs que l'individu peut librement et effectivement universaliser et transcendantaliser son être. Pour vivre divinement, il faut que le centre et la source immédiate de la réalisation dynamique de l'être soient transférés du dehors au dedans; car c'est là le siège de l'âme, mais elle est voilée ou à demi voilée, et notre être immédiat ainsi que la source de son action sont à la surface. Chez les hommes, dit l'Oupanishad, l'Existant en Soi a taillé les portes de la conscience vers le dehors, mais un petit nombre tournent les yeux au-dedans et ce sont ceux-là qui voient et connaissent l'Esprit, et qui deviennent l'être spirituel. Ainsi, regarder en soi-même, voir et entrer en soi-même et vivre à l'intérieur, est la première nécessité pour arriver à la transformation de notre nature et à la vie divine.

Ce mouvement d'intériorisation, cette orientation intérieure de la vie, est une tâche difficile à imposer à la conscience normale de l'être humain; et pourtant il n'y a pas d'autre moyen de se trouver soi-même. Le penseur matérialiste dresse une opposition entre l'extroverti et l'introverti; il soutient que l'attitude extrovertie est la seule qui puisse être acceptée avec sécurité : aller au-dedans, c'est entrer dans les ténèbres ou le vide, ou c'est perdre l'équilibre de la conscience et devenir morbide; c'est du dehors que se crée la seule vie intérieure qu'on puisse se construire, et on ne la maintient en bonne santé qu'en se fiant strictement à ses sources saines et nourrissantes; l'équilibre du mental et de la vie personnels ne peut être assuré qu'en s'appuyant fermement sur la réalité extérieure, car le monde matériel est la seule réalité fondamentale. Ceci peut être vrai de l'homme physique, l'extroverti-né, qui se sent une créature de la Nature extérieure. Fait par elle et dépendant d'elle, il se perdrait s'il rentrait au-dedans; pour lui il n'y a pas d'être intérieur, pas de vie à l'intérieur. Mais l'introverti, tel que le considère cette distinction matérialiste, n'a pas davantage de vie intérieure; il n'est pas le voyant du vrai moi intérieur et des choses intérieures, il est le petit bonhomme mental qui regarde superficiellement en lui-même, et ce qu'il y voit, ce n'est pas son moi spirituel, mais son ego vital, son ego mental, et il se préoccupe d'une façon malsaine des mouvements de cette pitoyable créature naine. L'idée ou l'expérience d'une obscurité intérieure quand on regarde au-dedans, est la première réaction d'une mentalité qui a toujours vécu à la surface et n'a pas réalisé l'existence intérieure; car son expérience intérieure n'est qu'une construction, et elle dépend du monde extérieur pour trouver les matériaux de son être. Mais pour ceux qui ont acquis le pouvoir d'une existence plus intérieure, le mouvement d'intériorisation et la vie au-dedans n'amènent pas l'obscurité ou un morne vide, mais un élargissement, un jaillissement d'expériences nouvelles, une vision plus vaste, une capacité plus grande, une étendue de vie infiniment plus réelle et plus variée que la première petite vie que notre humanité physique normale s'est construite à elle-même, une joie d'être plus large et plus riche que tous les délices de l'existence que l'homme vital extérieur, ou l'homme mental de surface peuvent obtenir par leur force et leur activité vitales dynamiques ou par la subtilité et l'expansion de leur vie mentale. Le silence, l'entrée dans un vide vaste, ou même immense et infini, font partie de l'expérience intérieure spirituelle. De ce silence ou de ce vide, le mental physique a une certaine peur; le petit mental pensant ou mental vital, superficiellement actif, y répugne ou les déteste, car il confond le silence avec l'incapacité mentale et vitale, et le vide avec l'extinction ou la non-existence. Mais ce silence est le silence de l'Esprit, et c'est la condition d'une plus grande connaissance, d'une puissance et d'une félicité plus grandes ; et par ce vide, la coupe de notre être naturel se vide et se libère de son contenu bourbeux, pour pouvoir s'emplir du vin de Dieu - ce n'est pas le passage dans la non-existence, mais à une existence plus grande. Et même quand l'être cherche l'extinction, ce n'est pas une extinction dans la non-existence, mais dans l'ineffable immensité de l'être spirituel, ou c'est une plongée dans l'incommunicable supraconscience de l'Absolu.
En fait, ce mouvement d'intériorisation n'est pas un emprisonnement dans le moi personnel; c'est le premier pas vers une vraie universalité; il nous apporte la vérité de notre existence extérieure en même temps que la vérité de notre existence intérieure. Car cette vie intérieure peut s'étendre et embrasser la vie universelle; elle peut toucher, pénétrer, englober la vie de tous avec une réalité et une force dynamique bien plus grandes que ne le peut notre conscience de surface. L'universalisation la plus grande que nous puissions atteindre à la surface est une entreprise pauvre et boiteuse; c'est une construction, un faux-semblant et non la vraie chose; car dans notre conscience de surface, nous sommes obligatoirement séparés de la conscience des autres et nous portons les chaînes de l'ego. Là, notre désintéressement lui-même devient le plus souvent une forme subtile de l'égoïsme ou se change en une affirmation plus large de notre ego. Satisfaits de notre pose altruiste, nous ne voyons pas que c'est un voile pour imposer notre moi individuel, nos idées, notre personnalité mentale et vitale, notre besoin d'agrandir notre ego aux dépens des autres que nous englobons ainsi dans notre orbite élargie. Dans la mesure où nous réussissons à vivre réellement pour les autres, c'est par une force intérieure spirituelle d'amour et de sympathie que nous y parvenons; mais le pouvoir et le champ d'accomplissement de cette force en nous sont petits, le mouvement psychique qui l'inspire est incomplet, son action est souvent ignorante parce que s'il a contact avec le mental et le coeur, notre être n'embrasse pourtant pas l'être des autres comme le sien propre. Une unité extérieure avec autrui est toujours nécessairement une rencontre du dehors et une association superficielle de vies extérieures, et elle ne donne qu'un résultat intérieur mineur. Le mental et le coeur attachent leurs mouvements à cette vie commune et aux êtres que nous y rencontrons; mais c'est la vie commune extérieure qui reste le fondement; l'unité construite intérieurement - ou ce qui peut en subsister en dépit de l'ignorance mutuelle et des égoïsmes discordants, du conflit des pensées, du conflit des coeurs, du conflit des tempéraments vitaux, du conflit des intérêts - n'est qu'une superstructure partielle et incertaine. La conscience spirituelle, la vie spirituelle, renverse ce principe de construction; c'est sur une expérience intérieure qu'elle fonde son action dans la vie collective, sur une inclusion des autres dans notre propre être, sur un sens intérieur de l'unité, une unité intérieure réelle. L'individu spirituel agit avec un sens de l'unité qui lui donne une perception directe et immédiate de ce que le moi attend des autres moi, des besoins de la vie, du bien, de l'oeuvre d'amour et de sympathie qui peuvent vraiment être faits. Une réalisation de l'unité spirituelle, une dynamisation de la conscience intime de l'être unique, du moi unique dans tous les êtres, peut seule, par sa vérité, fonder et gouverner l'action de la vie divine.

Dans la vie gnostique, l'être gnostique ou divin aura une conscience intime et complète du moi des autres, une conscience de leur être mental, vital et physique qu'il sentira comme les siens propres. L'être gnostique n'agira pas avec un sentiment superficiel d'amour et de sympathie, ou tout autre sentiment de cette sorte, mais avec la conscience d'une étroite réciprocité, d'une intime unité. Son action dans le monde sera tout entière illuminée par la vérité de la vision de ce qui doit être fait, par la perception de la volonté de la Réalité Divine en lui, qui est aussi la Réalité Divine dans les autres, et il agira pour le Divin dans les autres et le Divin en tout, pour que s'accomplisse la vérité du dessein du Tout, telle qu'elle sera vue dans la lumière de la plus haute Conscience, avec la méthode et le chemin à suivre pour qu'elle s'accomplisse dans le pouvoir de la Supranature. L'être gnostique se trouve lui-même non seulement dans son propre accomplissement, qui est l'accomplissement de l'Être Divin et de la Volonté Divine en lui, mais dans l'accomplissement des autres; son individualité universelle se réalise par le mouvement même du Tout dans tous les êtres vers un plus grand devenir. Il voit partout l'oeuvre divine; tout ce qui émane de lui pour se joindre à la somme de l'oeuvre divine, tout ce qui vient de la lumière, la volonté et la force intérieures qui oeuvrent en lui, est son action. Il n'y a pas d'ego séparatif en lui pour prendre l'initiative de quoi que ce soit; c'est le Transcendant et l'Universel qui se meuvent à travers son individualité universalisée, et à travers lui se projettent dans l'action de l'univers. Il ne vit pas pour l'ego séparé, pas plus qu'il ne vit pour les fins d'un ego collectif quelconque; il vit dans et pour le Divin qui est en lui, dans et pour le Divin en la collectivité, dans et pour le Divin en tous les êtres. Cette universalité dans l'action, organisée par la Volonté qui voit tout, et avec le sens de l'unité réelle de toutes choses, est la loi de l'existence divine.

Par vie divine nous entendons donc, en premier lieu, un accomplissement spirituel de l'aspiration à la perfection individuelle, et une plénitude intérieure de l'être. C'est la première condition essentielle d'une vie parfaite sur la terre, et nous avons donc raison quand nous faisons de la perfection individuelle la plus haute possible, notre tâche première et suprême. La perfection des relations spirituelles et pratiques de l'individu avec tout ce qui l'entoure est notre seconde préoccupation; la solution de cet autre desideratum se trouve dans une universalité et une unité complètes avec toute vie sur la terre, ce qui est l'autre résultat concomitant de l'évolution lorsque l'on passe à une conscience et une nature gnostiques. Mais il reste encore le troisième desideratum, un monde nouveau, un changement dans la vie totale de l'humanité, ou, pour le moins, une vie collective nouvelle et parfaite dans la Nature terrestre. Ceci exige non seulement l'apparition d'individus évolués agissant isolément sur la masse non évoluée, mais d'un grand nombre d'individus gnostiques formant une nouvelle espèce d'êtres et une nouvelle vie commune supérieure à l'existence individuelle et commune présente. Une vie collective de ce genre doit évidemment se constituer sur le même principe que la vie de l'individu gnostique. Dans notre existence humaine présente, il existe une collectivité physique dont la cohésion est assurée par le fait d'une vie physique commune, avec tout ce qui en découle: communauté d'intérêts, civilisation et culture communes, lois sociales communes, mentalité agrégée, associations économiques, idéaux, émotions et efforts de l'ego collectif, avec la trame des relations et des liens individuels qui court à travers le tout et aide à assurer sa cohésion. Et s'il y a une divergence, une opposition, un conflit dans ces choses, un accommodement pratique est imposé ou un compromis s'organise devant la nécessité de vivre ensemble; un ordre naturel ou artificiel se construit. Tel ne sera pas le mode gnostique ou divin d'existence collective; car là, ce qui liera l'ensemble et lui donnera sa cohésion, ce ne sera pas le fait que la vie crée une conscience sociale suffisamment unie, mais le fait qu'une conscience commune consolide une vie commune. Tous seront unis par le développement de la Conscience de Vérité en eux; et avec la transformation que cette conscience apportera dans leur manière d'être, ils se sentiront les incarnations d'un moi unique, les âmes d'une seule Réalité. Illuminée et mue par une unité fondamentale de connaissance, animée par une volonté et un sentiment fondamentalement unifiés, la vie exprimera la Vérité spirituelle et trouvera, à travers eux, ses propres formes naturelles de devenir. Il y aura un ordre, car la vérité de l'unité crée son ordre propre; il se peut aussi qu'il y ait une ou plusieurs lois pour régler la vie, mais celles-ci seront spontanément déterminées; elles seront l'expression de la vérité d'un être spirituellement unifié, l'expression de la vérité d'une vie spirituellement unifiée. La formation tout entière de l'existence commune sera l'oeuvre des forces spirituelles qui doivent s'exprimer spontanément dans une vie comme celle-là; ces forces seront reçues intérieurement par l'être intérieur et seront exprimées ou s'exprimeront spontanément dans une harmonie naturelle d'idée, d'action et de but.

La méthode mentale consiste à mécaniser toujours davantage, à standardiser, à fixer tout dans un moule commun afin d'obtenir l'harmonie, mais telle ne sera pas la loi de la vie gnostique. Il y aura une libre et considérable diversité entre les différentes communautés gnostiques; chacune donnera un corps particulier à la vie de l'Esprit; il y aura aussi une libre et considérable diversité dans l'expression propre des individus d'une même communauté. Mais cette libre diversité ne sera pas un chaos, elle ne créera aucune discorde, car la diversité dans une même Vérité de connaissance, une même Vérité de vie, sera une corrélation, non une opposition. Dans une conscience gnostique il n'y aura pas affirmation égoïste d'une idée personnelle, ni poussée, ni clameurs d'une volonté ou d'un intérêt personnel, mais au contraire, le sens unificateur d'une Vérité commune sous de multiples formes, d'un moi commun en de multiples corps, de multiples consciences; il y aura une universalité et une plasticité qui voient et expriment l'Un en de multiples formes de lui-même et qui manifestent l'unité dans toutes les diversités, parce que c'est la loi inhérente à la Conscience de Vérité et à la vérité de sa nature. Une unique Conscience-Force, que tous percevront et dont ils se verront les instruments, agira à travers eux tous et harmonisera leur action. L'être gnostique sentira qu'une Force unique de la Supranature agit à l'unisson partout; il acceptera son action en lui-même et lui obéira ou utilisera la connaissance et le pouvoir qu'elle lui donne pour l'oeuvre divine, mais rien ne pourra le pousser ou le forcer à dresser le pouvoir et la connaissance qui sont en lui, contre la connaissance ou le pouvoir des autres, ou à s'affirmer comme un ego en lutte contre d'autres ego. Car le Moi spirituel possède sa propre joie inaliénable, sa plénitude inviolable quelles que soient les circonstances, et l'infinitude de la vérité propre de son être; et cela il le sent toujours et pleinement, quelle que soit la formulation extérieure. La vérité de l'Esprit au-dedans ne dépendra pas d'une formation particulière; elle n'aura donc pas besoin de lutter pour se formuler et s'affirmer au-dehors d'une manière particulière - les formes se manifesteront d'elles-mêmes plastiquement, dans une relation appropriée aux autres formulations, et chacune à sa place dans la formulation totale. La vérité de la conscience et de l'être gnostique, lorsqu'elle s'établit, peut trouver l'harmonie avec les vérités de tous les autres êtres qui l'entourent. Un être spirituel ou gnostique sentira son harmonie avec toute la vie gnostique autour de lui, quelle que soit sa position dans le tout. Selon sa place dans l'ensemble, il saura comment commander ou gouverner, mais aussi comment se subordonner; les deux lui donneront une égale félicité, car la liberté de l'Esprit, parce qu'elle est éternelle, existant en soi et inaliénable, peut être sentie tout autant dans le service, la subordination volontaire et l'ajustement avec les autres moi, que dans le pouvoir et l'autorité. Une liberté spirituelle intérieure sait accepter sa place dans la vérité d'une hiérarchie spirituelle intérieure et aussi dans la vérité d'une égalité spirituelle fondamentale, et l'une n'est pas incompatible avec l'autre. C'est cet arrangement spontané de la Vérité, un ordre naturel de l'Esprit, qui existera dans une vie commune où se trouvent réunis différents degrés et différents stades de l'être gnostique en évolution. L'unité est la base de la conscience gnostique, l'entente mutuelle le résultat naturel de sa perception directe de l'unité dans la diversité, et l'harmonie le pouvoir irrésistible de sa force dans l'action. Unité, entente mutuelle et harmonie doivent donc être la loi inéluctable d'une vie gnostique commune ou collective. La forme qu'elle prendra, dépendra de la volonté de la Supranature dans sa manifestation évolutive, mais tel sera son caractère général et son principe.

Le sens profond, la loi inhérente et la nécessité du passage de l'être et de la vie depuis le niveau purement mental et matériel jusqu'au niveau spirituel et supramental, c'est que la libération, la perfection, l'accomplissement de soi recherchés par l'être dans le monde de l'ignorance, ne peuvent être atteints que s'il sort de sa nature d'ignorance présente pour entrer dans une nature de connaissance spirituelle de soi et du monde. Nous appelons Supranature cette nature plus haute, parce qu'elle est au-delà de son niveau actuel de conscience et de ses possibilités actuelles; mais en fait, c'est sa vraie nature propre, le sommet et l'accomplissement auxquels il lui faut parvenir s'il doit trouver son moi réel et les possibilités totales de son être. Tout ce qui arrive dans la Nature est nécessairement le résultat de la Nature, la manifestation de ce qui est impliqué ou inhérent en elle, son fruit et sa conséquence inévitables. Si notre nature est une inconscience et une ignorance fondamentales qui arrivent avec difficulté à une connaissance imparfaite, une expression imparfaite de la conscience et de l'être, il doit en résulter nécessairement dans notre être, notre vie, notre action et notre création, tels qu'ils sont à présent, une imperfection constante et des effets incertains, incomplets, une mentalité imparfaite, une existence imparfaite, une vie physique imparfaite. Nous essayons de construire des systèmes de connaissance et des systèmes de vie pour tenter de parvenir à une certaine perfection dans notre existence, un certain ordre correct dans nos relations, à un emploi correct du mental, un usage correct de la vie et du bonheur et de la beauté de la vie, à un emploi correct du corps. Mais nous ne parvenons qu'à une semi-rectitude artificielle et mélangée de beaucoup de faussetés, de laideurs et de tristesses. Nos constructions successives, à cause de leur vice et parce que le mental et la vie ne peuvent s'arrêter nulle part de façon permanente dans leur recherche, voient constamment leur ordre menacé de dislocation, de décadence, de destruction, et nous passons de l'une à l'autre, à beaucoup d'autres qui finalement ne réussissent ni ne durent davantage, même si par un côté ou un autre elles sont plus riches, plus complètes ou plus rationnellement plausibles. Il ne peut en être autrement, parce que nous ne pouvons rien construire qui aille au-delà de notre nature. Imparfaits, nous ne pouvons construire la perfection, si merveilleux que puissent nous paraître les mécanismes inventés par notre ingéniosité mentale et quelle que soit leur efficacité extérieure. Ignorants, nous ne pouvons construire un système de connaissance de soi et du monde entièrement vrai et fécond; notre science elle-même est une construction, une masse de formules et d'expédients; maîtresse dans la connaissance des procédés et la création de mécanismes appropriés, mais ignorante des fondations de notre être et de l'être du monde, elle ne peut pas perfectionner notre nature et, par conséquent, elle ne peut pas rendre notre vie parfaite.

Notre nature, notre conscience est celle d'êtres ignorants les uns des autres, séparés les uns des autres, enracinés dans un ego divisé, qui doivent faire effort pour établir une sorte de relation entre leurs ignorances incarnées; car l'élan vers l'union et les forces qui travaillent à l'union sont là dans la Nature. Des harmonies individuelles et des harmonies de groupe, d'une perfection relative et restreinte, sont créées, une cohésion sociale s'établit; mais dans l'ensemble, les relations formées sont constamment défigurées par une sympathie imparfaite, une compréhension imparfaite, de grossiers malentendus, des conflits, des discordes, des malheurs. Il ne peut en être autrement aussi longtemps qu'il n'y a pas une véritable union de conscience, une union fondée sur une nature qui possède la connaissance de soi, la connaissance mutuelle intérieure, la réalisation intérieure de l'unité, et qui exprime la concorde des forces intérieures de notre être et des forces intérieures de notre vie. Dans notre organisation sociale nous nous efforçons péniblement de nous approcher de l'unité, de l'entente mutuelle, de l'harmonie, parce que sans elles il ne peut y avoir de vie sociale parfaite; mais nous n'édifions qu'une unité faite de pièces et de morceaux, une association d'intérêts et d'ego qui s'établit de force par la loi et la coutume, et qui impose un ordre artificiellement bâti où les intérêts de quelques-uns l'emportent sur les intérêts des autres; et c'est seulement un accommodement à demi accepté, à demi imposé, mi-naturel, mi-artificiel, qui empêche le tout social de s'écrouler. D'une communauté à l'autre, l'accommodement est pire encore, et nous assistons à la constante récurrence du conflit des ego collectifs entre eux. Nous ne pouvons rien faire de mieux, et tous nos rajustements perpétuels de l'ordre social ne peuvent rien nous apporter de mieux qu'une structure de vie imparfaite.

C'est seulement si notre nature se développe au-delà d'elle-même, si elle devient une nature qui possède la connaissance de soi, la compréhension mutuelle, l'unité, une nature qui soit vie vraie et être vrai, qu'une perfection de nous-mêmes et de notre existence peut s'établir, une vie d'être vrai, une vie d'unité, d'entente mutuelle, d'harmonie, une vie de bonheur vrai, une vie harmonieuse et belle. Si notre nature reste fixée dans ce qu'elle est, dans ce qu'elle est déjà devenue, alors aucune perfection, aucun bonheur réel et durable, ne sont possibles dans la vie terrestre; il est tout à fait vain de les rechercher et nous devons nous arranger de notre mieux avec nos imperfections, ou c'est ailleurs qu'il nous faut chercher perfection et bonheur, dans un au-delà supraterrestre, à moins qu'il ne faille dépasser toutes ces recherches et transcender la vie en abolissant la nature et l'ego dans un quelconque Absolu qui a donné le jour à cet être étrange et peu satisfaisant que nous sommes. Mais si, en nous, il y a un être spirituel en voie d'émergence et si notre état présent n'est qu'une imperfection, une émergence incomplète, si l'inconscient est un point de départ contenant en lui-même la puissance d'une supraconscience, d'une Supranature qui doit se développer dans l'évolution, s'il est le voile d'une Nature apparente où se cache une conscience plus grande et d'où cette conscience doit jaillir et se déployer, si une évolution de l'être est la loi, alors ce que nous cherchons est non seulement possible, mais fait partie de la nécessité finale des choses. Notre destinée spirituelle est de devenir cette Supranature et de la manifester - car cette Supranature est la nature de notre vrai moi, de notre être total qui n'est pas encore perceptible parce qu'il n'est pas encore évolué. Une nature fondée sur l'unité produira donc inévitablement dans la vie ses effets d'unité, d'entente mutuelle et d'harmonie. Une vie intérieure éveillée à la pleine conscience et à un plein pouvoir de conscience apportera à tous ceux qui la possèdent son fruit inévitable: la connaissance de soi, une existence parfaite, la joie d'un être satisfait, le bonheur d'une nature accomplie.

La conscience gnostique et les moyens d'expression de la Supranature, ont pour caractère inné une vision totale et une action totale, une unité des connaissances entre elles, une réconciliation de tout ce qui semble contradictoire dans notre façon mentale de voir et de connaître, une identité de la connaissance et de la volonté agissant comme un pouvoir unique et en parfait accord avec la vérité des choses; ce caractère inné de la Supranature est le fondement de l'unité parfaite, de la réciprocité et de l'harmonie parfaites de son action. Dans l'être mental, la connaissance acquise est en désaccord avec la vérité réelle ou totale des choses, si bien que même ce qui est vrai en elle s'avère en fin de compte souvent inefficace, ou seulement partiellement efficace. Les vérités que nous découvrons s'écroulent, nos réalisations passionnées de la vérité sont frustrées, le résultat de notre action devient souvent l'élément d'un plan que nous n'avions pas prévu, d'un dessein dont nous ne reconnaîtrions pas la légitimité, ou bien la vérité de l'idée est trahie par l'aboutissement réel de sa réussite pratique. Même si l'idée réussit à se réaliser, ce succès doit tôt ou tard finit par une désillusion et une nouvelle tentative, parce que l'idée était incomplète, une construction mentale isolée, séparée de la vérité une et totale des choses. Le désaccord de notre vision et de nos conceptions avec la vérité vraie et la vérité totale des choses, le caractère partiel et superficiel des constructions trompeuses de notre mental, sont les causes de notre échec. Mais en outre, dans le même être, il y a désaccord non seulement des connaissances entre elles, mais des volontés entre elles et entre la connaissance et la volonté, une division et une désharmonie telles que même si la connaissance est mûre et suffisante, elle est contrecarrée par quelque volonté dans l'être, ou bien c'est la volonté qui fait défaut; et si la volonté est puissante, impétueuse, son efficacité solide et vigoureuse, c'est la connaissance qui manque pour la guider dans son usage correct. Toutes sortes de disparités, de déréglages et d'infirmités dans notre connaissance, notre volonté, notre pouvoir, notre force d'exécution et nos procédés, interviennent constamment dans notre action et notre organisation de la vie, et ils sont une source abondante d'imperfection ou d'inefficacité. Ces désordres, ces défauts et ces désharmonies sont normaux pour une énergie et un statut qui appartiennent à l'ignorance - ils ne peuvent être dissous que par une lumière plus grande que celle de la nature mentale et vitale. L'identité et l'authenticité, l'harmonie des vérités entre elles sont le caractère naturel à toute vision et toute action gnostiques. À mesure que le mental croîtra dans la Gnose, notre vision et notre action mentales, soulevées jusqu'à la lumière gnostique ou visitées et gouvernées par elle, commenceront à partager ce caractère et, même si elles sont encore restreintes et limitées, elles deviendront beaucoup plus parfaites et efficaces dans ces limites; les causes de notre impuissance et de nos échecs, commenceront à diminuer et à disparaître. En outre, une existence plus vaste prendra possession du mental avec les potentialités d'une conscience plus grande et d'une force plus grande, et fera apparaître de nouveaux pouvoirs dans l'être. La connaissance est pouvoir et acte de conscience, la volonté est pouvoir conscient et acte conscient de la force d'être; toutes deux atteindront dans l'être gnostique une amplitude plus grande que toutes celles que nous connaissons, un degré d'elles-mêmes plus élevé, leurs moyens d'expression seront plus riches; car partout où il y a accroissement de la conscience, il y a aussi accroissement de la force potentielle et du pouvoir réel de l'existence.

Dans la formulation terrestre de la Connaissance et du Pouvoir, cette corrélation n'est pas toujours évidente parce que la conscience elle-même y est cachée dans une inconscience originelle; la force et le rythme naturels de ces pouvoirs sont diminués lorsqu'ils émergent, et dérangés par les discordances et les voiles de l'Ignorance. Ici, l'Inconscient est la force originelle, puissante et automatiquement efficace, le mental conscient n'est qu'un petit agent travailleur; mais cela vient de ce que le mental conscient en nous a une action individuelle limitée, tandis que l'Inconscient est l'action immense d'une Conscience universelle cachée. La Force cosmique, masquée sous l'énergie matérielle, cache en effet à notre vue, par l'insistante matérialité de ses processus, le fait occulte que l'action de l'Inconscient est en réalité l'expression d'une vaste vie universelle, d'un mental universel voilé, d'une gnose enfouie, et si telles n'étaient pas ses origines, il n'aurait aucun pouvoir d'action, aucune cohésion organisatrice. La force vitale aussi, dans le monde matériel, semble être plus dynamique et plus efficace que le mental. Notre mental n'est libre et pleinement puissant que dans le domaine de l'idée et de la cognition; en dehors de ce domaine mental, sa force d'action et son pouvoir de réalisation sont obligés de travailler avec la vie et la matière comme instruments; du fait des conditions qui lui sont imposées par la vie et la matière, il est entravé et à demi efficace. Et cependant, nous voyons que la force de la Nature dans l'être mental a une action beaucoup plus puissante sur celui-ci et sur la vie et la matière, qu'elle n'en a dans l'animal; cette supériorité tient à l'émergence d'une force de conscience et de connaissance plus grande, d'une force d'être et de volonté plus grande. Dans la vie humaine elle-même l'homme vital semble avoir un dynamisme d'action plus fort que l'homme mental à cause de sa supériorité en force vitale cinétique; l'intellectuel est efficace dans la pensée, mais il tend à être inefficace dans son pouvoir sur le monde, tandis que l'homme d'action vital et cinétique domine la vie. Mais c'est l'emploi du mental qui lui permet d'exploiter pleinement cette supériorité, et finalement, par le pouvoir de sa connaissance, par sa science, l'homme mental est capable d'étendre sa maîtrise de l'existence très au-delà de ce que la vie dans la matière peut accomplir par ses propres moyens, ou de ce que l'homme vital peut accomplir avec sa force vitale et son instinct vital sans l'appoint de cette connaissance agissante. Un pouvoir immensément plus grand sur l'existence et sur la Nature doit venir quand une conscience plus grande encore émergera et remplacera les opérations entravées de l'énergie mentale dans notre force d'existence trop individualisée et trop restreinte.

Au milieu même de notre maîtrise mentale la plus grande sur le moi et les choses, il subsiste une certaine sujétion fondamentale du mental à la vie et à la matière et une acceptation de cette sujétion, une impuissance à faire dominer directement la loi du mental et à modifier par ses pouvoirs la loi et les opérations plus aveugles des forces inférieures de l'être; mais cette limitation n'est pas insurmontable. L'intérêt de la connaissance occulte est de nous montrer - et la force dynamique d'une connaissance spirituelle nous apporte la même preuve - que cette sujétion du mental à la matière, de l'Esprit à une loi inférieure de la vie, n'est pas ce qu'elle semble être tout d'abord, une condition fondamentale des choses, une règle inaltérable et inviolable de la Nature. La plus grande, la plus importante découverte naturelle que l'homme puisse faire, est que le mental, et plus encore la force de l'Esprit, peut de bien des manières connues et encore inconnues et dans toutes les directions, surmonter et maîtriser la vie et la matière par sa propre nature et son propre pouvoir direct, et pas seulement en se servant d'appareils et d'artifices tels que les instruments matériels supérieurs inventés par les sciences physiques. Avec l'évolution de la Supranature gnostique, ce pouvoir direct de la conscience, cette action directe de la force de l'être, son libre contrôle et sa libre maîtrise de la vie et de la matière trouveront leur achèvement et leur sommet. Car la connaissance plus grande de l'être gnostique ne sera pas dans l'ensemble une connaissance apprise ou extérieurement acquise, elle sera le résultat d'une évolution de la conscience et de la force de la conscience, une nouvelle dynamisation de l'être. L'être gnostique s'éveillera donc à beaucoup de choses qui sont au-delà de notre portée actuelle, et il les possédera : une claire et complète connaissance du moi, une connaissance directe d'autrui, une connaissance directe des forces cachées, une connaissance directe du mécanisme occulte du mental, de la vie et de la matière. Cette nouvelle connaissance et cette nouvelle action de la connaissance seront basées sur une conscience intuitive immédiate des choses et sur une maîtrise intuitive immédiate des choses; une vision intérieure agissante, maintenant supranormale pour nous, sera le fonctionnement normal de cette conscience, et une efficacité intégrale et sans défaillance, à la fois dans l'ensemble de l'action et dans ses détails, sera le résultat de ce changement. Car l'être gnostique sera à l'unisson et en communion avec la Conscience-Force qui est à la source de toutes choses : sa vision et sa volonté seront le canal de l'Idée-Réelle supramentale, de la Force de Vérité dans sa réalisation spontanée; son action sera une libre manifestation du pouvoir et du jeu de la Force fondamentale de l'existence, la force d'un Esprit conscient qui détermine tout et dont les formulations de conscience s'expriment inévitablement dans le mental, la vie et la matière. Agissant dans la lumière et le pouvoir de la connaissance supramentale, l'être gnostique en évolution sera de plus en plus maître de lui, maître des forces de la conscience, maître des énergies de la Nature, maître de ses moyens d'expression dans la vie et la matière. Dans les états moins développés, les stades ou les formations intermédiaires de la nature gnostique en évolution, ce pouvoir ne sera pas présent dans toute sa plénitude, mais dans une certaine mesure il présidera à ses activités; naissant et se développant à mesure que les échelons de l'ascension sont gravis, il accompagnera naturellement la croissance de la conscience et de la connaissance.

Un nouveau pouvoir de conscience, ou de nouveaux pouvoirs seront donc la conséquence inévitable d'une évolution de la Conscience-Force lorsqu'elle passe au-delà du mental à un principe cognitif et dynamique supérieur. De par leur nature essentielle, ces pouvoirs nouveaux doivent avoir pour caractère une maîtrise du mental sur la vie et la matière, de la volonté vitale et de la force vitale conscientes sur la matière, de l'Esprit sur le mental, la vie et la matière. Leur caractère sera aussi de briser les barrières entre âme et âme, mental et mental, vie et vie; un tel changement sera en effet indispensable pour une expression adéquate de la vie gnostique. Car une existence gnostique ou divine totale embrassera non seulement la vie individuelle de l'être, mais la vie des autres devenue une avec celle de l'individu dans une conscience unificatrice commune. Une vie comme celle-ci doit avoir pour pouvoir constitutif principal une unité et une harmonie spontanées et innées, et non artificielles; ceci ne peut venir qu'avec une identité plus grande de l'être et de la conscience des individus entre eux, unifiés dans leur substance spirituelle, se sentant tous comme un même moi d'une existence unique, agissant tous avec une force de connaissance unitaire plus grande, un plus grand pouvoir de l'être. Dans cette vie gnostique, il doit y avoir une connaissance mutuelle intérieure et directe, basée sur une conscience d'unité et d'identité, chacun ayant conscience de l'être d'autrui, de ses pensées, ses sentiments, ses mouvements intérieurs et extérieurs, une communication consciente de mental à mental, de coeur à coeur, une pénétration consciente de vie à vie, un échange conscient de forces d'être à forces d'être. Si ces pouvoirs et leur lumière intime font défaut ou sont insuffisants, il ne peut y avoir d'unité réelle ou complète, ni d'ajustement naturel réel et complet de l'être de chaque individu, de ses pensées, ses sentiments, ses mouvements intérieurs et extérieurs avec ceux des individus qui l'entourent. Une base et une structure de plus en plus vaste d'unanimisme conscient, si l'on peut dire, sera le caractère de cette vie plus évoluée.

L'harmonie est le principe naturel de l'Esprit, c'est la loi inhérente et la conséquence spontanée de l'unité dans la multiplicité, de l'unité dans la diversité, d'une manifestation variée de l'unique. Dans une unité pure et vide il n'y aurait évidemment pas de place pour l'harmonie, car il n'y aurait rien à harmoniser; dans une diversité complète ou prédominante il y aurait soit discorde, soit ajustement des différences, c'est-à-dire une harmonie artificielle. Mais avec l'unité gnostique dans la multiplicité, l'harmonie sera une expression spontanée de l'unité, et cette expression spontanée présuppose une interpénétration des consciences percevant les autres consciences par un contact et un échange intérieurs directs. Dans la vie infrarationnelle, l'harmonie est assurée par une unité naturelle instinctive, une communication instinctive, une compréhension sensorielle instinctive ou vitale et intuitive directe, grâce auxquelles les individus d'une communauté d'animaux et d'insectes peuvent coopérer. Dans la vie humaine ceci fait place à une compréhension née d'une connaissance sensorielle, d'une perception mentale et d'une communication des idées par la parole, mais les moyens auxquels il faut avoir recours sont imparfaits et l'harmonie et la coopération incomplètes. Dans la vie gnostique - une vie de supraraison et de supranature -, la source vaste et profonde de la compréhension sera une unité de l'être spirituelle et spontanément consciente, une communauté de nature spirituelle et consciente, un échange spirituel et conscient entre natures. Cette vie plus grande fera naître des moyens et des pouvoirs nouveaux et supérieurs pour unir intérieurement une conscience à une autre; ses moyens d'expression naturels et fondamentaux seront une intimité de conscience communicant intérieurement et directement avec les autres consciences, une intimité de pensée à pensée, de vision à vision, de sens à sens, de vie à vie, de conscience du corps à conscience du corps. Tous ces pouvoirs nouveaux reprendront les vieux instruments extérieurs et les utiliseront comme des moyens subordonnés, avec une puissance bien plus grande et un dessein plus vaste, et ils serviront l'expression de l'Esprit dans une profonde unité de l'être et de la vie.

Le développement de pouvoirs de conscience innés et latents, mais qui ne sont pas encore apparus dans l'évolution, n'est pas considéré comme possible par la pensée moderne, et cela parce que ces pouvoirs dépasseraient la formulation présente de la Nature, et que pour nos préjugés ignorants basés sur une expérience limitée, ils semblent appartenir au surnaturel, au miraculeux et à l'occulte. Ils dépassent en effet l'action connue de l'énergie matérielle qui à présent est d'ordinaire tenue pour la seule cause, le seul mode des choses, et le seul moyen d'action de la force universelle. On admet comme un fait naturel et une perspective presque illimitée de notre existence, que l'être conscient, par ses découvertes et son utilisation des forces matérielles, crée des merveilles humaines qui dépassent tout ce que la Nature avait à elle seule organisé, mais par contre, on n'admet pas qu'il soit possible d'éveiller, de découvrir, d'utiliser des pouvoirs de conscience et des forces spirituelles, mentales et vitales dépassant tout ce que la Nature ou l'homme ont déjà organisé. Une évolution de ce genre n'aurait pourtant rien de surnaturel ou de miraculeux, sinon que ce serait l'oeuvre d'une supranature, d'une nature supérieure à la nôtre, tout comme la nature humaine est une supranature ou une nature supérieure à celle de l'animal, de la plante ou des objets matériels. Notre mental et ses pouvoirs, notre usage de la raison, notre intuition et notre pénétration mentales, la parole, nos philosophies, nos sciences, notre esthétique avec les possibilités qu'elles nous donnent de découvrir les vérités et les potentialités de l'être et de maîtriser ses forces, font partie d'une évolution qui a déjà eu lieu; elle semblerait cependant impossible si nous nous placions au point de vue de la conscience animale limitée et de ses capacités; car on ne voit chez l'animal rien qui rende plausible un progrès si prodigieux. Et pourtant, il y a dans l'animal de vagues manifestations initiales, des éléments rudimentaires ou des possibilités en suspens auprès desquelles notre raison et notre intelligence avec leurs développements extraordinaires, apparaissent comme un voyage inimaginable depuis un point de départ si pauvre et si peu prometteur. De même, les rudiments des pouvoirs spirituels propres à la Supranature gnostique sont déjà présents, même dans la constitution ordinaire de notre nature, mais leur activité n'est encore que fortuite et sporadique. Il n'est pas irrationnel de supposer qu'à ce stade très avancé de l'évolution, un progrès similaire mais plus grand, à partir de ces débuts rudimentaires, pourra conduire vers un autre développement immense, vers une ère nouvelle.

L'expérience mystique montre que de nouveaux pouvoirs de conscience se développent quand se produit l'ouverture des centres intérieurs, ou par d'autres moyens, spontanément, ou par la volonté et l'effort, ou simplement au cours de la croissance spirituelle. Ils viennent comme une conséquence automatique de l'ouverture intérieure, ou comme une réponse à un appel dans l'être, au point que l'on a trouvé nécessaire de recommander au chercheur de ne pas faire la chasse à ces pouvoirs, de ne pas les accepter, ni s'en servir. Ce rejet est logique pour ceux qui cherchent à se retirer de la vie; car toute acceptation de pouvoirs plus grands lierait à la vie ou alourdirait l'élan pur et nu vers la libération. L'indifférence pour tous les autres buts ou résultats, est naturel pour l'amant de Dieu qui cherche Dieu pour l'amour de Dieu et non pour acquérir des pouvoirs ou pour toute autre attraction inférieure; la poursuite de ces forces attrayantes mais souvent dangereuses, le détournerait de son but. Ce même rejet est une retenue nécessaire et une discipline spirituelle pour le chercheur qui n'est pas mûr; car de tels pouvoirs peuvent mettre en grand péril, et même en péril mortel; leur caractère supranormal peut facilement en effet nourrir dans le chercheur une exagération anormale de l'ego. L'aspirant à la perfection peut redouter le pouvoir en soi comme une tentation, car le pouvoir peut avilir aussi bien qu'élever; rien n'est plus susceptible d'abus. Mais si de nouvelles facultés font leur apparition comme un résultat inévitable de la croissance en une plus grande conscience et une vie plus grande, et si cette croissance est le but même de l'être spirituel au-dedans de nous, cet interdit ne tient plus; car la croissance de l'être en la Supranature et sa vie dans la Supranature, ne peuvent se produire ou s'achever sans apporter avec elles un pouvoir de conscience plus grand et un plus grand pouvoir sur la vie, un développement spontané des instruments de connaissance et de force qui sont normaux à cette Supranature. Dans cette évolution future de l'être il n'est rien qui puisse être considéré comme incroyable ou irrationnel; il n'y a rien d'anormal ou de miraculeux en elle; ce sera le cours nécessaire de l'évolution de la conscience et de ses forces lorsque nous passerons de la formulation mentale à la formulation gnostique ou supramentale de notre existence. Cette action des forces de la Supranature sera le fonctionnement naturel, normal et spontanément simple de la nouvelle conscience plus haute et plus grande dans laquelle entre l'être au cours de sa propre évolution. En acceptant la vie gnostique, l'être gnostique développera et utilisera les pouvoirs de cette conscience plus grande; tout comme l'homme développe et utilise les pouvoirs de sa nature mentale.

Il est évident qu'un tel accroissement du ou des pouvoirs de la conscience sera non seulement normal mais indispensable à une vie plus vaste et plus parfaite. La vie humaine avec son harmonie partielle - dans la mesure où cette harmonie n'est pas assurée par une loi ou un ordre établis qui sont imposés aux individus de la société par une acceptation mi-volontaire, mi-provoquée, quand elle n'est pas obligatoire ou forcée -repose sur l'accord des parties éclairées ou intéressées de leur mental, leur coeur, leur vie sensorielle, sur un assentiment à un ensemble composite d'idées communes, de satisfactions vitales et de désirs communs, sur une existence dont les buts sont communs. Mais la masse des individus qui composent la société a une compréhension et une connaissance imparfaites des idées, des buts et des principes de vie qu'elle a acceptés, son pouvoir est imparfait pour les mettre à exécution, sa volonté imparfaite pour les maintenir toujours intacts, les réaliser pleinement ou pour conduire la vie vers une perfection plus grande; il y a un élément de conflit et de discorde, une masse de désirs refoulés ou insatisfaits et de volontés frustrées, un ferment de mécontentement réprimé, parfois un éveil et une éruption furieuse des intérêts inégalement satisfaits; de nouvelles idées apparaissent, des mobiles de vie nouveaux qui ne peuvent trouver leur place sans commotion ni bouleversement; des forces vitales sont à l'oeuvre dans les êtres humains et leur entourage, qui sont en désaccord avec l'harmonie déjà édifiée, et il manque un pouvoir suffisant pour surmonter les discordes et les dislocations créées par la diversité irréconciliable du mental et de la vie et par les attaques des forces de désagrégation dans la Nature universelle. Ce qui fait défaut, c'est une connaissance spirituelle et un pouvoir spirituel, le pouvoir sur soi-même, un pouvoir né de l'unification intérieure avec les autres, un pouvoir sur les forces universelles qui nous entourent ou nous envahissent, un pouvoir qui ait la pleine vision et tous les moyens nécessaires pour réaliser la connaissance. Ces pouvoirs qui nous manquent ou qui sont défectueux en nous, appartiennent à la substance même de l'être gnostique, car ils sont inhérents à la lumière et au dynamisme de la nature gnostique.

Mais outre l'ajustement imparfait du mental, du coeur et de la vie des individus qui composent une société humaine, le mental et la vie de l'individu lui-même sont mus par des forces qui ne s'accordent pas entre elles; nos tentatives pour les mettre d'accord sont imparfaites, et bien plus imparfaite encore notre force pour donner une expression satisfaisante ou intégrale dans la vie à l'une quelconque d'entre elles. Ainsi la loi d'amour et de sympathie est naturelle à notre conscience, et à mesure que nous croissons dans l'Esprit, elle exige davantage de nous; mais il y a aussi les exigences de l'intellect, la poussée de la force vitale et ses impulsions en nous, la revendication et la pression de beaucoup d'autres éléments qui ne coïncident pas avec la loi d'amour et de sympathie; et nous ne savons pas non plus comment adapter tous ces éléments à la loi totale de l'existence, ni comment les rendre tous, ou même l'un d'entre eux, entièrement et justement efficaces ou impératifs. Si nous voulons les faire concorder et qu'ils portent activement leurs fruits dans la totalité de l'être et la totalité de la vie, il nous faut croître en une nature spirituelle plus complète, et, par cette croissance, vivre dans la lumière et la force d'une conscience plus haute, plus vaste et plus intégrale dont la connaissance et le pouvoir, l'amour et la sympathie et le jeu de la volonté dans la vie, sont tous des éléments naturels et toujours présents, en parfait accord. Il nous faut nous mouvoir et agir dans la lumière de Vérité qui voit intuitivement et spontanément la chose à faire et le moyen de la faire, et qui intuitivement et spontanément s'accomplit dans l'acte et dans la force, parce qu'elle absorbe dans la spontanéité intuitive de leur vérité, dans sa simple normalité spirituelle et suprême, la complexité des forces de notre être, et qu'elle imprègne de leurs réalités harmonisées tous les degrés de la Nature.

Il devrait être évident qu'aucune combinaison rationnelle, aucune construction mentale si ingénieuse soit-elle, ne peut mettre d'accord ou harmoniser cette complexité; seule l'intuition, la connaissance spontanée de l'Esprit éveillé, en a le pouvoir. Telle sera la nature de l'être supramental évolué et de son existence; sa vision et son sens spirituels embrasseront toutes les forces de l'être dans une conscience unificatrice et les amèneront normalement à une action concordante, car cet accord et cette concorde sont l'état normal vrai de l'Esprit; la discorde, la désharmonie de notre vie et de notre nature sont anormales pour lui, alors qu'elles sont normales pour la vie de l'ignorance. En fait, c'est parce qu'elles ne sont pas normales pour l'Esprit que la connaissance qui est en nous n'est pas satisfaite et qu'elle fait effort pour établir une harmonie plus grande dans notre existence. Cet accord et cette concorde de l'être tout entier, qui sont naturels à l'individu gnostique, seront aussi naturels à une communauté d'êtres gnostiques; car ils reposeront sur l'union du moi de chacun avec le moi des autres, dans la lumière d'une conscience de soi commune et réciproque. Il est vrai que la vie gnostique ne sera qu'un élément de l'existence terrestre totale et qu'une vie continuera encore, appartenant à un ordre moins évolué; la vie intuitive et gnostique devra donc s'ajuster à cette existence totale et lui apporter autant qu'il est possible sa propre loi d'unité et d'harmonie. Ici la loi d'harmonie spontanée pourrait sembler inapplicable, puisque les relations de la vie gnostique avec la vie ignorante qui l'entoure, ne seront pas fondées sur une connaissance de soi réciproque ni sur la perception d'un être unique et d'une conscience commune; leurs rapports seront ceux d'une action dans la connaissance à une action dans l'ignorance. Mais cette difficulté ne sera pas nécessairement aussi grande qu'elle nous semble maintenant; car la connaissance gnostique portera en elle-même une compréhension parfaite de la conscience dans l'ignorance; il ne sera donc pas impossible à une vie gnostique bien établie d'harmoniser son existence avec celle de toute la vie moins développée qui coexiste avec elle dans la Nature terrestre.


Si telle est notre destinée évolutive, il nous reste à voir à quel point nous en sommes en ce moment critique de la progression évolutive - progression cyclique ou en spirale plutôt qu'en ligne droite, ou qui tout au moins a suivi dans son voyage les zigzags d'une courbe très sinueuse - et quelles sont les possibilités d'orientation vers une étape décisive dans un avenir plus ou moins proche. Notre aspiration humaine vers la perfection personnelle et la perfection de la vie de l'espèce, laisse présager les éléments d'une évolution future qu'elle s'efforce d'atteindre, mais dans la confusion d'une connaissance à demi éclairée; il y a désaccord entre les éléments nécessaires, une opposition des points de vue, une profusion de solutions aussi rudimentaires et peu satisfaisantes que mal accordées. Celles-ci oscillent entre les trois préoccupations principales de notre idéalisme : un développement complet et indépendant de l'être humain en lui-même, c'est-à-dire la perfectibilité de l'individu; un développement complet de l'être collectif, c'est-à-dire la perfectibilité de la société; et à un point de vue pratique plus restreint, des relations parfaites ou aussi bonnes que possible d'un individu avec l'autre, d'une communauté avec l'autre et de l'individu avec la société. Tantôt l'accent est mis de façon exclusive ou prépondérante sur l'individu, et tantôt sur la collectivité ou la société, tantôt sur une relation juste et équilibrée entre l'individu et la totalité humaine collective. Les uns soutiennent que la vie, la liberté et la perfection toujours plus grandes de l'individu sont le véritable objet de notre existence - ce peut être simplement un idéal de libre expression de l'être personnel, ou l'idéal d'un tout autonome qui serait formé d'un mental complet, d'une vie belle et ample et d'un corps parfait, ou encore l'idéal d'une perfection et d'une libération spirituelles. Selon cette conception, la société n'existe que comme un champ d'activité et de croissance pour l'homme individuel et elle ne remplit jamais mieux son rôle que quand elle lui donne, autant qu'il est possible, les coudées franches, de vastes moyens, une liberté ou une orientation suffisante pour développer sa pensée, son action, sa croissance, et toutes les possibilités de plénitude de son être. Pour les autres, c'est la vie collective qui a la première importance ou même la seule. L'existence, la croissance de l'espèce est tout; l'individu doit vivre pour la société ou pour l'humanité, dont il n'est même qu'une cellule; sa naissance n'a aucun autre but, aucune autre utilité, sa présence dans la Nature n'a pas d'autre sens, pas d'autre rôle. On soutient aussi que la nation, la société ou la communauté est un être collectif qui révèle son âme dans sa culture, sa puissance de vie, ses idéaux, ses institutions, dans tous ses modes d'expression propre; la vie individuelle doit alors se fondre dans le moule de cette culture, servir cette puissance de vie, consentir à n'exister plus que comme un instrument pour la conservation et l'efficacité de l'existence collective. Suivant une autre conception encore, la perfection de l'homme se trouve dans ses relations morales et sociales avec les autres hommes; il est un être social et il doit vivre pour la société, pour les autres, pour être utile à l'espèce; de son côté, la société est là pour le service de tous, pour leur donner leur juste relation, l'éducation, la formation, les possibilités économiques qui conviennent, un vrai cadre de vie. Dans les anciennes civilisations, c'est à la communauté et à l'ajustement de l'individu dans la communauté, que l'on donnait la plus haute importance, mais l'idée de la perfection de l'individu transparaissait aussi. Dans l'Inde antique c'était l'idée de l'individu spirituel qui prédominait; mais la société jouissait d'une importance extrême, parce que c'est en elle et sous son influence formatrice que l'individu devait passer d'abord et traverser le stade social de l'être physique, vital et mental où il trouvait la satisfaction de ses intérêts et de ses désirs, de sa recherche de la connaissance et de la juste manière de vivre, avant de devenir apte à une réalisation de soi plus vraie et à une libre existence spirituelle. À une époque plus récente, toute l'attention s'est portée sur la vie de l'espèce, sur une recherche de la société parfaite, et dernièrement elle s'est concentrée sur une juste organisation et une mécanisation scientifique de la vie de l'humanité dans son ensemble. On tend de plus en plus maintenant à considérer l'individu comme un simple membre de la collectivité, une simple unité dans l'espèce, dont l'existence doit se subordonner aux buts communs et à l'intérêt global de la société organisée, et de moins en moins, ou plus du tout, comme un être mental ou spirituel qui a un droit et un pouvoir sur sa propre existence. Cette tendance n'a pas encore atteint partout son paroxysme, mais partout elle grandit rapidement et menace de tout emporter.

Ainsi, suivant les vicissitudes de la pensée humaine, l'individu est tantôt poussé ou invité à se découvrir lui-même et à rechercher l'affirmation de son moi propre, son propre développement mental, vital et physique, sa propre perfection spirituelle; et tantôt on le somme de s'effacer, de se subordonner et de faire siens les idéaux, les idées, les instincts, les intérêts et la volonté de la communauté. Par la Nature il est poussé à vivre pour lui-même et par quelque chose de profond au-dedans de lui, à affirmer son individualité; et en même temps, la société et un certain idéalisme mental le mettent en demeure de vivre pour l'humanité ou pour le plus grand bien de la communauté. Le principe du moi et l'intérêt du moi se heurtent au principe de l'altruisme qui les contredit. L'État s'érige en divinité et exige l'obéissance, la soumission, la subordination - qu'il s'immole; contre cette prétention exorbitante l'individu doit affirmer les droits de ses idéaux, de ses idées, de sa personnalité, de sa conscience. Il est évident que tout ce conflit de normes est un tâtonnement de l'ignorance mentale humaine qui cherche son chemin et saisit différents aspects de la vérité, mais est incapable de les harmoniser tous ensemble parce que sa connaissance n'est pas intégrale. Seule une connaissance qui unifie et harmonise peut trouver le chemin, mais cette connaissance appartient à un principe plus profond de notre être, pour lequel l'unité et l'intégralité sont innées. C'est seulement en trouvant ce principe en nous-mêmes que nous pouvons résoudre le problème de notre existence et, en même temps, le problème de la vraie manière de vivre pour l'individu et pour la communauté.

Il y a une Réalité, une vérité de toute existence, qui est plus grande et plus durable que toutes ses formes et ses manifestations. Trouver cette vérité, cette Réalité, et vivre en elle, parvenir à la manifester et à lui donner la forme la plus parfaite possible, tel doit être le secret de la perfection, qu'il s'agisse de l'être individuel ou de l'être collectif. Cette Réalité est là, dans chaque chose, et elle donne à chacune de ses formes son pouvoir d'être et sa valeur d'être. L'univers est une manifestation de cette Réalité, et il y a une vérité de l'existence universelle, un pouvoir de l'être cosmique, un Moi total ou Esprit universel. L'humanité est une forme ou manifestation de cette Réalité dans l'univers, et il y a une vérité, un moi de l'humanité, un esprit humain, une destinée de la vie humaine. La communauté est une forme de cette Réalité, une manifestation de l'esprit de l'homme, et il y a une vérité, un moi, un pouvoir de l'être collectif. L'individu est une forme de cette Réalité, et il y a une vérité de l'individu, un moi individuel, âme ou esprit, qui s'exprime à travers le mental, la vie et le corps de l'individu et peut s'exprimer aussi dans quelque chose qui dépasse le mental, la vie et le corps, quelque chose qui dépasse même l'humanité. Car notre humanité n'est pas toute la Réalité, ni même sa forme ou son expression la meilleure : avant que l'homme n'existe, la Réalité a revêtu une forme et une création infra-humaine, et elle peut revêtir après lui, ou en lui, une forme ou une création suprahumaine. L'individu, en tant qu'être ou esprit, n'est pas enfermé dans son humanité - il a été moins qu'humain, il peut devenir plus qu'humain. L'univers se découvre lui-même à travers l'individu, et celui-ci se découvre dans l'univers, mais l'individu est capable de devenir plus que l'univers, puisqu'il peut le dépasser et entrer dans quelque chose d'absolu au-dedans de lui-même et de l'univers et au-delà. Il n'est pas non plus enfermé dans la communauté, bien que son mental et sa vie fassent en un sens partie du mental et de la vie de la communauté; il y a quelque chose en lui qui peut aller au-delà. La communauté existe par l'individu, car son mental, sa vie et son corps sont constitués par le mental, la vie et le corps des individus qui la composent; si cela était aboli ou désagrégé, l'existence de la communauté serait abolie ou désagrégée, bien que son esprit ou son pouvoir puisse en partie se reformer dans d'autres individus. Mais l'individu n'est pas une simple cellule de l'existence collective; il ne cesserait pas d'exister s'il était séparé ou expulsé de la masse collective. Car la collectivité, la communauté n'est pas le monde, elle n'est pas même toute l'humanité; l'individu peut exister et se découvrir lui-même ailleurs dans l'humanité ou indépendamment dans le monde. Si la communauté a une vie qui domine celle des individus qui la constituent, elle ne constitue pas pour autant la totalité de leur vie. Si elle a un être propre qu'elle cherche à affirmer dans la vie des individus, l'individu aussi a un être qui lui est propre et qu'il cherche à affirmer dans la vie de la communauté. Mais il n'est pas lié à cela, il peut s'affirmer dans la vie d'une autre communauté, ou, s'il est assez fort, dans l'existence du nomade ou la solitude de l'ermite, et là, s'il ne peut avoir une existence matérielle complète, il peut du moins exister spirituellement et découvrir sa propre réalité, le moi intime de son être.

L'individu est, en vérité, la clef du mouvement évolutif; car c'est en se découvrant lui-même qu'il devient conscient de la Réalité. Le mouvement de la collectivité est un mouvement de masse surtout subconscient, et pour devenir conscient, il doit se formuler et s'exprimer dans les individus; la conscience générale de la masse est toujours moins évoluée que celle de ses individus les plus développés, et elle progresse dans la mesure où elle accepte leur empreinte et développe ce qu'ils ont déjà développé. En dernier ressort, l'individu ne doit obéissance et fidélité ni à l'État qui est une machine, ni à la communauté qui est une parcelle de la vie et non la totalité de la vie; sa loyauté doit aller à la Vérité, au Moi, à l'Esprit, au Divin, qui est en lui et en toutes choses. L'objet réel de son existence n'est pas de se subordonner à la masse ou de se perdre en elle, mais de trouver et d'exprimer en lui-même cette vérité de l'être, et d'aider la communauté et l'humanité dans la recherche de leur propre vérité et de la plénitude de leur être. Or le pouvoir de la vie individuelle ou de la Réalité spirituelle qui est en elle, ne devient agissant que dans la mesure où l'individu s'est lui-même développé; aussi longtemps qu'il n'est pas développé, il doit à bien des égards subordonner son moi non développé à ce qui est plus grand que lui. À mesure qu'il se développe, il s'avance vers la liberté spirituelle; mais cette liberté n'est pas entièrement indépendante de l'existence totale - elle en est solidaire, parce que celle-ci aussi est le Moi, le même Esprit. À mesure que l'individu avance vers la liberté spirituelle, il avance aussi vers l'unité spirituelle. L'homme qui s'est réalisé spirituellement, l'homme libéré, se préoccupe du bien de tous les êtres, dit la Guîtâ; le Bouddha, après avoir découvert le chemin du Nirvâna, doit s'en retourner pour ouvrir le chemin à ceux qui ont encore l'illusion de leur être artificiel, au lieu de connaître leur être réel - ou non-être; Vivékânanda, attiré par l'Absolu, entend aussi l'appel de la Divinité qui s'est déguisée dans l'humanité, et surtout l'appel de ceux qui sont tombés et qui souffrent - l'appel du moi au moi dans le corps obscur de l'univers. Pour l'individu éveillé, la réalisation de la vérité de son être et la libération, la perfection intérieures doivent être la recherche essentielle -, d'abord, parce que tel est l'appel de l'Esprit au-dedans de lui, mais aussi parce que c'est seulement par la libération, la perfection et la réalisation de la vérité de l'être que l'homme peut découvrir la vraie manière de vivre. De même, une communauté parfaite ne peut exister que par la perfection de ses individus, et la perfection ne vient que quand chacun découvre et affirme dans la vie son propre être spirituel et quand tous découvrent leur unité spirituelle et l'unité de la vie qui en résulte. Pour nous, il ne peut y avoir de réelle perfection à moins que notre moi intérieur et la vérité de l'existence spirituelle n'absorbent en eux-mêmes toute la vérité des moyens d'expression de l'existence et ne leur donnent l'unité, l'intégration et l'harmonie. De même que notre seule liberté réelle est de découvrir et de dégager la Réalité spirituelle qui est en nous, de même notre seul moyen d'atteindre une vraie perfection est d'établir la souveraineté de la Réalité spirituelle pour que celle-ci s'accomplisse dans tous les éléments de notre nature.

Notre nature est complexe et il nous faut trouver la clef qui donnera une unité et une plénitude parfaites à cette complexité. La vie matérielle est sa première base évolutive; c'est de là que la Nature est partie et c'est aussi de là que l'homme doit partir : il doit d'abord affirmer son existence matérielle et vitale. Mais s'il s'arrête là, il ne peut y avoir d'évolution pour lui; sa préoccupation suivante et plus haute doit donc être de découvrir son existence mentale dans une vie matérielle - à la fois individuelle et sociale - aussi parfaite que possible. Telle est l'orientation donnée à la civilisation européenne par la pensée hellénique; et la pensée romaine l'a renforcée - ou affaiblie - avec l'idéal du pouvoir organisé. Le culte de la raison, l'interprétation de la vie par une pensée intellectuelle critique, utilitaire, organisatrice et constructrice, le gouvernement de la vie par la science, sont les derniers produits de cette inspiration. Mais dans les temps anciens, l'élément créateur et dynamique le plus important était la recherche du Vrai, du Bien et du Beau idéals et le modelage du mental, de la vie et du corps suivant la perfection et l'harmonie de cet idéal. Au-delà et au-dessus de cette préoccupation, aussitôt que le mental est suffisamment développé, s'éveille dans l'homme la préoccupation spirituelle : la découverte du moi et de la vérité profonde de l'être, la libération du mental et de la vie humaine dans la vérité de l'Esprit, sa perfection par le pouvoir de l'Esprit, la solidarité, l'unité et l'entente mutuelle de tous les êtres dans l'Esprit. Tel fut l'idéal oriental apporté par le bouddhisme et d'autres disciplines anciennes jusqu'aux rivages d'Asie et d'Egypte et, de là, répandu en Europe par le christianisme. Mais ces principes, qui brûlèrent pour un temps comme de pâles flambeaux dans l'obscurité et la confusion créées par le torrent barbare qui submergea les vieilles civilisations, ont été abandonnés par l'esprit moderne. Celui-ci a trouvé une autre lumière, celle de la science. Ce que l'esprit moderne a poursuivi, c'est un but essentiellement économique et social : une organisation matérielle idéale de la civilisation et du confort, l'usage de la raison, de la science et de l'éducation pour généraliser un rationalisme utilitaire qui fera de l'individu un être social parfait dans une société économique parfaite. Tout ce qui subsista de l'idéal spirituel, ce fut, pendant quelque temps, un humanitarisme mentalisé et moralisé, purgé de toute coloration religieuse, et une morale sociale que l'on jugeait tout à fait suffisante pour prendre la place de la morale religieuse et individuelle. L'espèce humaine en était arrivée là quand par son propre élan elle se trouva précipitée dans un chaos subjectif et une vie chaotique où toutes les valeurs reconnues furent renversées et où toute base solide sembla disparaître de son organisation sociale, de sa conduite et sa culture.

Or cet idéal, cette insistance consciente sur la vie matérielle et économique, n'était en fait qu'un retour civilisé au premier état de l'homme, son premier état barbare avec ses préoccupations vitales et matérielles, une régression spirituelle qui avait à sa disposition toutes les ressources mentales d'une humanité évoluée et d'une science pleinement développée. Cette insistance sur une existence économique et matérielle parfaite, a sa place dans le tout, parce que c'est un élément dans la complexité totale de la vie humaine; mais quand cette insistance veut être unique ou l'emporter sur le reste, elle est pleine de dangers pour l'humanité et pour l'évolution elle-même. Le premier danger est la résurgence du vieux barbare primitif, vital et matériel, sous une forme civilisée. Les moyens mis à notre disposition par la science éliminent le péril du renversement et de la destruction d'une civilisation épuisée, par des peuples primitifs plus forts; mais c'est la résurgence du barbare en nous-même, dans l'homme civilisé, qui est le péril, et cela nous le voyons partout autour de nous. Et c'est ce qui arrivera inévitablement s'il n'existe pas d'idéal mental et moral vigoureux qui maîtrise et relève l'homme vital et physique en nous et s'il n'existe pas d'idéal spirituel pour nous libérer de nous-même et nous conduire à notre être intérieur. Même si l'on échappe à cette rechute, il y a un autre danger; car l'arrêt de l'élan évolutif, la cristallisation dans une existence sociale stable, confortable et mécanisée, sans idéal et sans horizon, est aussi un dénouement possible. La raison à elle seule ne peut pas longtemps faire progresser l'espèce; elle ne peut y parvenir que si elle sert de médiatrice entre la vie et le corps d'une part et d'autre part quelque chose de plus haut et de plus grand au-dedans de l'homme; car une fois que celui-ci est parvenu au stade mental, ce qui maintient en lui la tension évolutive, l'élan spirituel, c'est la nécessité spirituelle intérieure, la poussée de ce qui au-dedans de lui n'est pas encore réalisé. S'il y renonce, il doit ou retomber ou tout recommencer de nouveau, ou disparaître comme l'ont fait avant lui tant d'autres formes de vie qui échouèrent dans l'évolution, parce qu'elles furent incapables d'entretenir l'élan évolutif ou de le servir. Au mieux, il restera figé dans une sorte de perfection typique intermédiaire, comme d'autres espèces animales, tandis, que la Nature le dépassera et poursuivra sa route vers une création plus haute.

L'humanité traverse à l'heure actuelle une crise évolutive qui secrètement recèle le choix de sa destinée; car le mental humain est parvenu à ce stade où il a accompli un développement énorme dans certaines directions tandis qu'en d'autres il est arrêté et désorienté et ne peut plus trouver son chemin. Toujours actifs, le mental et la volonté vitale de l'homme ont érigé une structure de la vie extérieure, une structure ingouvernable par son énormité et sa complexité, et qui est mise au service de ses impulsions et ses exigences mentales, vitales et physiques; il a édifié une machine politique, sociale, administrative, économique et culturelle compliquée, des moyens collectifs organisés pour sa satisfaction intellectuelle, sensorielle, esthétique et matérielle. L'homme a créé un système de civilisation qui est devenu trop énorme pour pouvoir être utilisé et manipulé par ses facultés limitées de compréhension mentale et par ses facultés spirituelles et morales encore plus limitées - c'est un serviteur trop dangereux de son ego brouillon et plein d'appétits. Car aucune vision mentale plus haute, aucune âme de connaissance intuitive n'est encore venue à la surface de sa conscience pour se servir de cette abondance matérielle de la vie et en faire la condition d'une libre croissance vers quelque chose qui la dépasse. Par son pouvoir de libérer l'homme de l'obsession incessante de ses besoins économiques et physiques insatisfaits, cette nouvelle richesse des moyens d'existence pourrait être une occasion de poursuivre à loisir d'autres buts plus grands qui dépassent l'existence matérielle, et de découvrir une Vérité, une Beauté et un Bien plus élevés, de découvrir un esprit plus grand et plus divin qui pourrait intervenir et se servir de la vie pour donner à l'être une plus haute perfection; mais au lieu de cela, cette richesse sert à la multiplication des besoins et à l'expansion agressive de l'ego collectif. En même temps, la science mettait à la disposition de l'homme un grand nombre des pouvoirs de la Force universelle et elle rendait matériellement une, la vie de l'humanité; mais ce qui utilise cette Force universelle, c'est un petit ego humain individuel ou collectif qui n'a rien d'universel dans ses mouvements ou dans la lumière de sa connaissance, aucun sens ou pouvoir intérieur qui créerait dans ce rapprochement physique du monde humain, une véritable unité de vie, une unité mentale ou une unité spirituelle. Tout ce que l'on voit maintenant, c'est un chaos d'idées contradictoires, une agitation née des exigences et des besoins physiques individuels et collectifs, les revendications et les passions vitales, les élans et la poussée d'une vie ignorante, les appétits et les clameurs pour satisfaire la vie des individus, des classes, des nations, une prolifération de notions politiques, sociales, économiques, et des remèdes charlatanesques, un méli-mélo tourbillonnant de panacées et de slogans au nom desquels les hommes sont prêts à opprimer ou à se laisser opprimer, à tuer ou se faire tuer, et qu'ils cherchent à imposer d'une manière ou d'une autre par les ressources immenses et formidables dont ils disposent, en s'imaginant que c'est le moyen d'en sortir et d'arriver à quelque chose d'idéal. L'évolution du mental et de la vie humaine doit nécessairement conduire à une universalité grandissante; mais fondée sur l'ego, sur un mental qui segmente et divise, cette ouverture à l'universel ne peut que créer un vaste pullulement d'idées et de pulsions discordantes, un jaillissement de pouvoirs et de désirs énormes, une masse chaotique de matériaux mentaux, vitaux et physiques mal assimilés et enchevêtrés qui viennent d'une existence plus large et qui, parce qu'ils ne sont pas pénétrés par la lumière créatrice et harmonisatrice de l'Esprit, doivent bouillonner dans une confusion et une discorde universelles sur lesquelles il est impossible de construire une vie harmonieuse et plus grande. Dans le passé, l'homme a harmonisé la vie en organisant ses idées et ses limites; il a créé des sociétés qui se fondaient sur des idées et des coutumes établies, sur un système culturel fixe ou un système organique de vie, chacune avec son ordre propre; mais toutes ces choses ont été précipitées dans le creuset d'une vie de plus en plus entremêlée où des idées, des mobiles, des possibilités et des faits toujours nouveaux se sont déversés, et ceci rend nécessaire l'émergence d'une conscience nouvelle et plus grande pour faire face à cette multiplication des potentialités d'existence, les maîtriser et les harmoniser.
La raison et la science ne peuvent aider qu'en standardisant, en fixant toute chose dans l'unité d'une vie matérielle artificiellement ordonnée et mécanisée. Un être intégral, une connaissance intégrale et un pouvoir intégral plus grands sont nécessaires pour fondre tout dans l'unité plus grande d'une vie intégrale.

Une vie d'unité, de réciprocité et d'harmonie, née d'une vérité plus profonde et plus vaste de notre être, est la seule vérité de vie qui puisse remplacer avec succès les constructions mentales imparfaites du passé qui furent un mélange d'association et de conflit organisé, un accommodement d'intérêts et d'ego groupés ou ajustés ensemble pour former une société, une consolidation dictée par des mobiles de vie communs et généraux, une unification par nécessité et sous la pression de la lutte contre les forces extérieures. C'est ce changement, ce remodelage de la vie que l'humanité commence aveuglément à chercher, et de plus en plus maintenant avec le sentiment que son existence même dépend de la découverte du chemin. Par son action sur la vie, le mental est parvenu au cours de son évolution à une organisation de l'activité mentale et une utilisation de la matière que l'homme ne peut plus désormais supporter sans changement intérieur. Il est impératif que l'individualité humaine, égocentrique et séparative même dans l'association, s'adapte à un système de vie qui exige l'unité, la parfaite réciprocité et l'harmonie. Mais parce que le fardeau placé sur l'humanité est trop grand pour la petitesse actuelle de la personnalité humaine, pour son petit mental et ses petits instincts vitaux, parce que l'humanité ne peut pas opérer le changement nécessaire, parce qu'elle utilise ses nouveaux instruments et sa nouvelle organisation au service de son vieux moi vital, infraspirituel et infrarationnel, la destinée de l'espèce humaine semble se précipiter dangereusement, et comme impatiemment, comme en dépit d'elle-même, vers une confusion prolongée, une crise périlleuse et l'obscurité d'une violente et mouvante incertitude, sous la poussée d'un ego vital saisi par des forces colossales qui sont à l'échelle même de la formidable organisation mécanique de la vie et de la connaissance scientifique qu'elle a développée, une échelle trop grande pour être maniée par sa raison et sa volonté. Même s'il se révèle que ce n'est là qu'une phase passagère ou une apparence, et que l'on découvre un accommodement tolérable de structure qui permette à l'humanité de poursuivre d'une façon moins catastrophique son incertain voyage, cela ne peut être qu'un répit. Car le problème est un problème de fondements, et en le posant, la Nature évolutive dans l'homme se place elle-même en face d'un choix critique qu'il lui faudra résoudre un jour dans le vrai sens, si l'espèce doit atteindre son but ou même survivre. L'élan évolutif pousse à un développement de la Force cosmique dans la vie terrestre, et ce développement a besoin d'un être mental et vital plus large qui le soutienne, un mental plus vaste, une âme de vie, Anima, plus grande, plus vaste et plus consciemment unanimisée; et cela aussi exige que l'Âme, le Moi spirituel qui soutient au-dedans se dévoile pour soutenir au-dehors ce développement.

Tout ce que la pensée moderne nous offre comme lumière pour résoudre cette crise, c'est une formule rationnelle et scientifique à l'usage de l'être humain vitaliste et matérialiste, et de sa vie, la recherche d'une société économique parfaite et le culte démocratique de l'homme moyen. Quelle que soit la vérité qui soutient ces idées, ceci n'est évidemment pas suffisant pour répondre aux besoins d'une humanité qui a pour mission d'évoluer au-delà d'elle-même ou qui, en tout cas, si elle doit survivre, doit évoluer très au-delà de ce qu'elle est à présent. L'instinct vital dans l'espèce et dans l'homme moyen lui-même a senti cette insuffisance et pousse à un renversement des valeurs ou à la découverte de valeurs nouvelles et au transfert de la vie sur de nouvelles fondations. On a ainsi essayé de trouver une base simple et toute faite, d'unité, de réciprocité et d'harmonie dans la vie commune, de l'imposer en étouffant la rivalité combative des ego, et d'arriver de cette façon à une vie collective dans l'identité au lieu d'une vie collective dans la différence. Mais pour réaliser ces fins désirables, on n'a rien trouvé de mieux que la matérialisation obligatoire et triomphante d'un petit nombre d'idées restreintes ou de slogans que l'on faisait trôner à l'exclusion de toute autre pensée, la suppression de la pensée individuelle, une compression mécanique des éléments de la vie, une unité mécanisée, une poussée mécanique de la force vitale, une coercition de l'homme par l'État, la substitution de l'ego collectif à l'ego individuel. L'ego collectif s'est ainsi idéalisé comme âme de la nation, de la race, de la communauté; mais c'est là une erreur colossale qui pourrait bien devenir fatale. La seule formule que l'on ait trouvée, c'est une unanimité forcée et imposée, de la pensée, de la vie et de l'action, portées à leur plus haute tension, sous la poussée de quelque chose que l'on croit plus grand: l'âme collective, la vie collective. Mais cet être collectif obscur n'est pas l'âme ou moi de la communauté; c'est une force vitale qui monte du subconscient et qui, privée de la lumière et de la direction de la raison, ne peut être poussée que par des forces massives et ténébreuses qui sont puissantes, mais dangereuses pour l'espèce, parce qu'elles sont étrangères à l'évolution consciente dont l'homme est le dépositaire et le porteur. Ce n'est pas dans cette direction que la Nature évolutive a orienté l'humanité; c'est une réversion à un état qu'elle avait laissé derrière elle.

On a essayé une autre solution qui repose aussi sur la raison matérialiste et une organisation unifiée de la vie économique de l'espèce; mais la méthode employée est la même : une compression par la force, une unanimité qui s'impose par la contrainte à la pensée et à la vie, et une organisation mécanique de l'existence collective. Une unanimité de cette sorte ne peut se maintenir que par la suppression de toute liberté de pensée et de vie, et elle doit nécessairement aboutir, soit à la stabilité hautement efficace d'une civilisation de termites, soit au dessèchement des sources de vie et à une décadence lente ou rapide. C'est par la croissance de la conscience que l'âme collective et la vie collective peuvent devenir conscientes d'elles-mêmes et se développer; et le libre jeu de la pensée et de la vie est essentiel à la croissance de la conscience, car la pensée et la vie sont les seuls instruments de l'âme jusqu'à ce que des instruments supérieurs se développent; on ne doit pas paralyser leur action ni les figer ou leur enlever leur plasticité et leur pouvoir de progrès. Les difficultés ou les désordres qui viennent de la croissance de la vie et du mental individuels, ne peuvent être éliminés sans danger par la suppression de l'individu; la vraie guérison ne peut être obtenue que s'il marche vers une conscience plus grande où il trouvera sa plénitude et sa perfection.

Une autre solution encore est de développer chez l'homme normal une raison et une volonté éclairées pour qu'il consente à une nouvelle vie socialisée dans laquelle il subordonnera volontairement son ego pour le bon arrangement de la vie de la communauté. Si nous nous demandons comment ce changement radical peut être effectué, deux moyens semblent être suggérés : d'une part une connaissance mentale plus grande et meilleure, des idées justes, des informations correctes, une éducation vraie de l'individu social et civique, et d'autre part un nouveau mécanisme social qui résoudra tous les problèmes par la magie de la machine sociale taillant toute l'humanité sur un meilleur modèle. Mais en dépit de ce que l'on avait espéré, l'expérience n'a pas prouvé que l'éducation et la formation intellectuelle puissent à elles seules changer l'homme; elles fournissent simplement à l'ego individuel et collectif une meilleure information et une machinerie plus efficace pour s'affirmer lui-même, mais le laissent tel qu'il est, le même ego humain inchangé. Le mental et la vie de l'homme ne peuvent pas non plus se tailler à la perfection - ni même à ce que l'on croit être la perfection et qui n'est qu'un succédané artificiel - par une machine sociale quelle qu'elle soit; la matière peut se tailler ainsi, la pensée peut se tailler ainsi; mais dans notre existence humaine, la matière et la pensée ne sont que les instruments de l'âme et de la force vitale. Or une machine n'a pas le pouvoir de façonner l'âme et la force vitale pour les faire entrer dans des formes standardisées; elle peut tout au plus les contraindre, réduire l'âme et le mental à l'inertie ou les rendre stationnaires, régler l'action extérieure de la vie; mais pour y parvenir effectivement, une contrainte et une compression du mental et de la vie sont indispensables et cela signifie encore une stabilité sans progrès ou la décadence. L'intelligence raisonnante avec sa logique pratique n'a pas d'autre moyen de tirer parti des mouvements incertains et complexes de la Nature; que par une réglementation et une mécanisation de la pensée et de la vie. Si vraiment elle y parvient, l'âme de l'humanité devra alors, ou bien recouvrer sa liberté et sa croissance par la révolte et la destruction de la machine dans l'étreinte de laquelle elle a été jetée, ou bien s'échapper en se retirant en elle-même et en rejetant la vie. La véritable issue pour l'homme consiste à découvrir son âme avec la force et les moyens d'expression qui lui sont propres, et de s'en servir pour remplacer la mécanisation du mental, l'ignorance et le désordre de la nature vitale. Ce mouvement de découverte de soi et de réalisation de soi n'aurait que bien peu de place et de liberté dans une existence sociale étroitement réglementée et mécanisée.

Il est possible que le mental humain dans son mouvement pendulaire réagisse contre la conception mécaniste de la vie et de la société, pour chercher refuge dans un retour à la pensée religieuse et à une société gouvernée et consacrée par la religion. Mais la religion organisée n'a pas changé la vie humaine ni la société, bien qu'elle puisse fournir à l'individu un moyen d'élévation intérieur et grâce à cette élévation ou derrière elle préserver un chemin pour son ouverture à l'expérience spirituelle. Elle n'a pu les changer parce que, en gouvernant la société, la religion a dû pactiser avec les éléments inférieurs de la vie, elle ne pouvait donc insister sur un changement intérieur de l'être tout entier; toute son insistance s'est portée sur la nécessité d'adhérer au dogme, d'accepter formellement ses principes moraux et de se conformer aux institutions, aux cérémonies et au rituel. Ainsi conçue, la religion peut donner une coloration ou un vernis superficiel éthico-religieux, et si elle conserve un fort noyau d'expérience intérieure, elle peut parfois, jusqu'à un certain point, généraliser une tendance spirituelle fragmentaire; mais elle ne transforme pas l'espèce, elle n'a pas le pouvoir de créer un nouveau principe d'existence humaine. Seule une orientation spirituelle totale donnée à toute la vie et à notre nature tout entière peut soulever l'humanité et la porter au-delà d'elle-même. Une autre conception possible, voisine de la solution religieuse, est de faire diriger la société par des hommes spirituellement accomplis, de créer la fraternité et l'unité générale par la foi ou la discipline, de spiritualiser la vie et la société en incorporant le vieux mécanisme de vie dans cette unification, ou en inventant un nouveau mécanisme. On a essayé cela aussi, autrefois, mais sans succès; ce fut l'idée originelle fondamentale de plus d'une religion; mais l'ego humain et la nature vitale humaine sont trop forts pour qu'une pensée religieuse qui travaille sur le mental et par le mental, suffise à surmonter leur résistance. Seules l'émergence complète de l'âme, la descente complète de la lumière et de la puissance naturelles à l'Esprit, peuvent effectuer ce miracle évolutif, parce qu'elles amènent la transformation et l'élévation de notre nature mentale et vitale insuffisante et qu'elles la remplacent par une supranature spirituelle et supramentale.

A première vue, cette insistance sur un changement radical de nature semble repousser tout espoir pour l'humanité jusque dans un avenir évolutif lointain; car transcender notre nature humaine normale, transfigurer notre être mental, vital et physique, apparaît comme une entreprise trop haute et trop difficile, et à présent impossible, pour l'homme tel qu'il est. Même s'il en était ainsi, cela resterait malgré tout la seule possibilité d'une transmutation de la vie; car espérer un vrai changement de la vie humaine sans un changement de la nature de l'homme est une entreprise irrationnelle et non spirituelle; c'est demander quelque chose d'irréel et d'antinaturel, un impossible miracle. Mais pour s'accomplir, ce changement ne fait pas appel à des choses très lointaines, étrangères à notre existence et radicalement impossibles; car ce qui doit être développé est déjà là dans notre être, ce n'est pas quelque chose d'extérieur à lui : ce que la Nature évolutive réclame, c'est l'éveil à la connaissance du moi, la découverte du moi, la manifestation du moi ou esprit en nous et la libération de sa connaissance, de son pouvoir et de ses moyens naturels d'expression. En outre, c'est une étape qui a été préparée par l'évolution tout entière et que chaque crise de la destinée humaine rend plus proche, car l'évolution mentale et vitale de l'être arrive à ce point où l'intellect et la force vitale atteignent un paroxysme de tension, et ils doivent ou bien s'effondrer pour retomber dans la torpeur d'une défaite, le repos d'une quiétude sans progrès, ou bien percer leur chemin et déchirer le voile contre lequel ils s'efforcent. Ce qui est nécessaire, c'est qu'un changement d'orientation se produise dans l'humanité, un tournant que quelques-uns peuvent sentir ou même beaucoup, et que les hommes aient la vision de ce changement, qu'ils sentent sa nécessité impérative, perçoivent sa possibilité, aient la volonté de le rendre possible en eux-mêmes et de trouver le chemin. Cette tendance ne fait pas défaut, et elle doit grandir en même temps que grandit la tension de la crise de la destinée humaine; le besoin d'une évasion ou d'une solution, le sentiment qu'il n'est d'autre solution que spirituelle ne peuvent que croître et devenir plus impératifs devant l'urgence des circonstances. Cet appel de l'être provoquera toujours, nécessairement, quelque réponse dans la Réalité Divine et la Nature.

Il pourrait bien se faire que la réponse soit individuelle seulement; il en résulterait une multiplication d'individus spiritualisés ou même - on peut le concevoir bien que ce soit peu probable - un individu ou plusieurs individus gnostiques isolés, dans la masse non spiritualisée de l'humanité. De tels êtres isolés, parvenus à la réalisation, devront alors ou bien se retirer dans leur royaume divin secret et se protéger dans une solitude spirituelle, ou bien agir sur l'humanité avec leur lumière intérieure et préparer un avenir meilleur du mieux qu'ils le peuvent dans de pareilles conditions. Le changement intérieur ne peut commencer à prendre corps sous une forme collective que si l'individu gnostique trouve d'autres êtres qui ont une vie intérieure semblable à la sienne et s'il peut constituer avec eux un groupe ayant une existence autonome propre, ou une communauté séparée, un ordre séparé d'individus, ayant sa propre loi intérieure de vie. C'est ce besoin d'une existence séparée, avec une règle de vie propre, adaptée au pouvoir intérieur ou à la force motrice de l'existence spirituelle et lui donnant son atmosphère naturelle, qui dans le passé a donné naissance à la vie monastique ou à divers autres essais de vie collective nouvelle, autonome et séparée, différente de la vie humaine ordinaire par son principe spirituel. Essentiellement, la vie monastique est une association de chercheurs d'un autre monde, d'hommes dont tout l'effort est de trouver et de réaliser en eux-mêmes la réalité spirituelle, et qui fondent leur existence commune sur des règles de vie qui les aident dans cette entreprise. Cet effort ne vise généralement pas à créer une nouvelle forme de vie qui doive dépasser la société humaine ordinaire et établir un ordre nouveau dans le monde. Il se peut qu'une religion ou l'autre ait en vue cette perspective finale et qu'elle fasse un premier effort pour s'en approcher; un idéalisme mental peut aussi faire la même tentative. Mais l'inconscience et l'ignorance persistantes de notre nature vitale humaine ont toujours triomphé de semblables tentatives; car cette nature avec sa masse récalcitrante, est un obstacle qu'un simple idéalisme ou qu'une aspiration spirituelle incomplète ne peuvent changer ni dominer de façon permanente. Ou bien l'entreprise échoue du fait de sa propre imperfection ou bien elle est envahie par l'imperfection du monde extérieur, et, des hauteurs brillantes de son aspiration, elle retombe dans un mélange inférieur sur le plan humain ordinaire. Une vie spirituelle commune destinée à exprimer l'être spirituel et non l'être mental, vital et physique, doit se fonder et se maintenir sur des valeurs plus hautes que les valeurs mentales, vitales et physiques de la société humaine ordinaire; à défaut de ce fondement, elle sera purement et simplement une société humaine normale, avec une légère différence. Pour que la vie nouvelle puisse apparaître, il est nécessaire qu'une conscience entièrement nouvelle s'établisse dans un grand nombre d'individus et transforme leur être tout entier, leur moi naturel mental, vital et physique; seule une telle transformation de la nature mentale, vitale et corporelle générale pourra donner naissance à une existence collective nouvelle qui en vaille la peine. La poussée évolutive ne doit pas tendre seulement à créer un nouveau type d'êtres mentaux, mais un autre ordre d'êtres qui hausse son existence tout entière au-dessus de notre présente animalité mentalisée, jusqu'à un niveau spirituel plus grand dans la Nature terrestre.


Une transformation aussi complète de la vie terrestre dans un certain nombre d'êtres humains ne pourra pas s'établir totalement et d'un seul coup; même quand le tournant critique aura été atteint et la ligne décisive franchie, la vie nouvelle à ses débuts devra d'abord traverser une période d'épreuves et de développement ardu. Le tout premier pas sera nécessairement un changement général de l'ancienne conscience, changement qui intégrera la totalité de la vie dans le principe spirituel; la préparation peut en être longue et la transformation une fois commencée, procéder par étapes. Dans l'individu, à partir d'un certain point, cette transformation peut être rapide et même s'effectuer d'un bond - un saut évolutif; mais une transformation individuelle ne serait pas la création d'un nouveau type d'êtres ou d'une nouvelle vie collective. On peut concevoir qu'un certain nombre d'individus évoluent ainsi, séparément, au sein de la vieille vie, puis se réunissent pour former le noyau de l'existence nouvelle. Mais il est peu probable que la Nature procède de cette façon; il serait d'ailleurs difficile à l'individu de parvenir à un changement complet tout en restant enfermé dans la vie de la nature inférieure. A un certain stade, il sera peut-être nécessaire de reprendre le système séculaire de la communauté séparée, mais avec un double but; d'abord celui de fournir une atmosphère sûre, une place et une vie à part, où l'individu puisse concentrer sa conscience sur son évolution et dans un milieu où tout est tourné vers l'entreprise unique et centré sur elle; ensuite, quand les choses seront prêtes, celui de formuler et de développer la vie nouvelle dans ce milieu et dans cette atmosphère spirituelle préparée. Il se peut qu'avec une telle concentration d'efforts, toutes les difficultés du changement se dressent avec une force concentrée. Chaque chercheur en effet porte en lui-même les possibilités, mais aussi les imperfections, du monde qui doit être transformé; il apporte donc non seulement ses capacités mais ses difficultés et les oppositions de la vieille nature; et ce mélange, dans le cercle restreint d'une petite vie commune fermée, peut agir avec une force d'obstruction considérablement accrue qui tendra à contrebalancer la concentration, et le pouvoir accrus des forces qui travaillent pour l'évolution. C'est cette difficulté qui, dans le passé, a brisé tous les efforts de l'homme mental pour créer quelque chose de meilleur, de plus vrai et de plus harmonieux que la vie mentale et vitale ordinaire. Mais si la Nature est prête et si elle a pris sa décision évolutive, ou si le pouvoir de l'Esprit qui descend des plans supérieurs est assez fort, la difficulté sera surmontée et un premier noyau évolutif sera possible, ou même plusieurs.

Mais si une entière confiance en la Lumière et la Volonté directrices et une lumineuse expression de la vérité de l'Esprit dans la vie, doivent être la loi, cela semble présupposer un monde foncièrement gnostique, un monde dans lequel la conscience de tous les êtres est fondée sur cette base; on peut comprendre que dans un monde comme celui-là les échanges entre individus gnostiques dans une même communauté ou plusieurs communautés gnostiques différentes, soient par leur nature même harmonieux et compréhensifs. Mais ici-bas en fait, la vie des êtres gnostiques se déroulera côte à côte avec la vie des êtres dans l'ignorance, au milieu d'elle, en faisant effort pour émerger en elle ou en sortir, et alors même que la loi des deux vies semble se contredire et se heurter. Il semble donc indispensable que la vie de la communauté spirituelle s'isole complètement ou se sépare de la vie dans l'ignorance, car autrement il faudrait arriver à un compromis entre les deux vies, et avec le compromis l'existence plus grande risque d'être tronquée ou contaminée par l'existence inférieure; deux principes d'existence différents et incompatibles seront en contact, et même si le plus grand influence le moindre, la vie plus petite aura aussi son effet sur la plus grande, puisque cette action réciproque est la loi de toute contiguïté et de tout échange. On peut même se demander si le conflit et la collision ne seront pas la loi première de leur relation, puisque dans la vie de l'ignorance se trouve présente et active l'influence formidable des forces de ténèbres, soutiens du mal et de la violence, qui ont intérêt à contaminer ou à détruire toute lumière plus haute lorsqu'elle entre dans l'existence humaine. L'opposition, l'intolérance, ou même la persécution de tout ce qui est nouveau ou tente de s'élever au-dessus de l'ordre établi par l'ignorance humaine ou de lui échapper, ont été des phénomènes fréquents dans le passé; ou si l'ordre nouveau est victorieux, il se produit fréquemment aussi une intrusion des forces inférieures, une acceptation par le monde, plus dangereuse que son opposition, et finalement un avilissement, une contamination ou une extinction du nouveau principe de vie. Cette opposition pourrait être encore plus violente et l'échec plus probable si une lumière radicalement nouvelle ou un pouvoir radicalement nouveau viennent à revendiquer la Terre pour patrimoine. Mais il faut supposer que la lumière nouvelle, plus complète, apportera aussi un pouvoir nouveau, plus complet. Peut-être ne lui sera-t-il pas nécessaire de se séparer entièrement de la vie générale; elle pourra s'établir en de multiples îlots et de là se répandre à travers la vieille vie, l'inondant de sa propre influence ou s'infiltrant en elle, gagnant du terrain, lui apportant une aide et une illumination que l'humanité, soulevée par une nouvelle aspiration, finira peut-être, au bout d'un certain temps, par comprendre et accueillir.

Ce sont là évidemment des problèmes de transition, des problèmes d'évolution, avant que n'arrive le renversement total et victorieux de la Force qui se manifeste et que la vie de l'être gnostique ne soit devenue partie intégrante de l'ordre terrestre, comme l'est déjà celle de l'être mental. Si nous supposons que la conscience gnostique doive s'établir dans la vie terrestre, le pouvoir et la connaissance dont elle disposera seront beaucoup plus grands que le pouvoir et la connaissance de l'homme mental; et la vie d'une communauté d'êtres gnostiques, en supposant qu'elle se sépare du reste, sera à l'abri des attaques autant que l'est la vie organisée de l'homme devant les attaques des espèces inférieures. Mais puisque cette connaissance et le principe même de la nature gnostique assureront une lumineuse unité dans la vie commune des êtres gnostiques, ils suffiront aussi à assurer une harmonie dominante et une réconciliation entre les deux types de vie. L'influence du principe supramental sur la terre s'exercera sur la vie dans l'ignorance, et dans ses limites lui imposera l'harmonie. On peut concevoir que la vie gnostique se sépare du reste, mais elle admettra sûrement dans ses frontières tous les éléments de la vie humaine qui sont tournés vers la spiritualité et qui progressent vers les hauteurs; le reste pourra s'organiser surtout sur le principe mental et sur les vieilles fondations, mais avec l'aide et sous l'influence de la connaissance supérieure qui sera dès lors reconnaissable; il suivra probablement les voies d'une harmonisation plus complète qui n'est pas encore à la portée de la collectivité humaine. Ici aussi d'ailleurs, le mental ne peut que prévoir des probabilités et des possibilités; c'est le principe supramental dans la Supranature qui déterminera lui-même, suivant la vérité des choses, l'équilibre de l'ordre mondial nouveau.

La Supranature gnostique transcende toutes les valeurs de notre Nature ordinaire ignorante; nos normes et nos valeurs sont créées par l'ignorance et par suite ne peuvent pas déterminer la vie de la Supranature. Mais en même temps, notre nature actuelle dérive de la Supranature; elle n'est pas une pure ignorance, mais une connaissance incomplète. Il est donc raisonnable de supposer que toute la vérité spirituelle contenue ou cachée dans les normes et les valeurs de notre nature ordinaire, réapparaîtra dans la vie supérieure, non comme des normes, mais comme des éléments transformés, dégagés de l'ignorance et soulevés jusqu'à l'harmonie vraie d'une existence plus lumineuse. A mesure que l'individu spirituel universalisé dépouille sa personnalité limitée, son ego, et qu'il s'élève au-delà du mental à une connaissance plus complète dans la Supranature, les idéaux contradictoires du mental doivent se détacher de lui, mais ce qui est vrai derrière eux subsiste dans la vie de la Supranature. La conscience gnostique est une conscience dans laquelle toutes les contradictions sont abolies ou fondues ensemble dans la lumière d'une vision et d'une existence plus hautes, dans une connaissance de soi et une connaissance du monde unifiées. L'être gnostique n'acceptera pas les idéaux et les normes du mental; il ne sera pas poussé à vivre pour lui-même, pour son ego, ou pour l'humanité, pour les autres, la communauté ou l'État; car il sera conscient de quelque chose de plus grand que ces demi-vérités, il sera conscient de la divine Réalité, et c'est pour elle qu'il vivra, pour accomplir sa volonté en lui-même et en tous, dans un esprit de vaste universalité, dans la lumière de la volonté de la Transcendance. Pour la même raison, il ne peut y avoir de conflit dans la vie gnostique entre l'affirmation de soi et l'altruisme, car le moi de l'être gnostique est un avec le moi de tous; de conflit entre l'idéal individualiste et l'idéal collectiviste, car tous deux sont des termes d'une Réalité plus grande et c'est seulement dans la mesure où ils expriment la Réalité et où leur accomplissement sert la volonté de cette Réalité, qu'ils peuvent avoir une valeur pour l'esprit qui est en lui. Mais en même temps, ce qui est vrai dans les idéaux mentaux, ce qui en eux se trouve déjà vaguement figuré, trouvera son accomplissement dans l'existence de l'être gnostique; car bien que sa conscience dépasse les valeurs humaines et qu'ainsi il ne risque pas de remplacer Dieu par l'humanité, la communauté, ou l'État, par autrui, ou lui-même, son action dans la vie sera une affirmation du Divin qui est en lui, elle exprimera sa perception du Divin dans les autres et son unité avec l'humanité, avec tous les êtres et avec le monde tout entier à cause du Divin qui est en eux, et elle conduira les hommes vers une meilleure et plus haute affirmation de la Réalité qui grandit en eux. Mais ce qu'il fera sera décidé par la Vérité de la Connaissance et de la Volonté qui sont en lui, une Vérité totale et infinie qui n'est pas liée par une loi ou une norme mentale quelconque, mais qui agit librement dans la réalité tout entière, avec le respect de chaque vérité à sa place et en ayant à chaque pas de l'évolution cosmique, dans chaque événement, chaque circonstance, une claire connaissance des forces à l'oeuvre et de l'intention cachée dans l'élan créateur du Divin.

Pour une conscience spirituelle ou gnostique accomplie, toute vie doit être la manifestation de la vérité réalisée de l'Esprit; seul ce qui est capable de se transformer et de trouver son vrai moi spirituel dans cette Vérité plus grande et de se fondre dans son harmonie, se verra accorder le droit de vivre. Ce qui survivra ainsi, le mental ne peut le déterminer, car la Gnose supramentale fera elle-même descendre sa propre vérité et cette vérité reprendra ce qu'elle avait émané d'elle-même et qui s'était exprimé à travers les idéaux et les réalisations de notre mental, notre vie et notre corps. Les formes que ceux-ci avaient prises ne survivront peut-être pas, car il est peu probable qu'elles soient utilisables dans la nouvelle existence sans être changées ou remplacées; mais ce qui est réel et durable en eux, ou même dans leurs formes, subira la transformation nécessaire pour survivre. La plupart des choses qui sont normales pour notre existence humaine disparaîtront. Dans la lumière de la Gnose les innombrables idoles mentales, les innombrables principes et systèmes artificiels, les idéaux contradictoires que l'homme a créés dans tous les domaines de sa pensée et de sa vie, ne pourront inspirer ni adhésion, ni respect; seule la vérité que cachent ces images trompeuses, s'il en est une, pourra être admise comme élément d'une harmonie qui se fondera sur une base beaucoup plus large. Il est évident que dans une vie gouvernée par la conscience gnostique, ni la guerre avec son esprit d'antagonisme et de haine, sa brutalité, sa violence ignorante et destructrice, ni la lutte politique avec ses conflits perpétuels, son oppression répétée, ses malhonnêtetés, ses turpitudes, ses intérêts égoïstes, son ignorance, son ineptie et sa gabegie, n'auront plus aucune raison d'être. Les arts et les métiers continueront d'exister, non comme un amusement inférieur mental ou vital, un divertissement des loisirs, un dérivatif excitant ou un plaisir, mais comme les expressions et les instruments de la vérité de l'Esprit, de la beauté et de la joie de l'existence. La vie et le corps ne seront plus des maîtres tyranniques qui exigent les neuf dixièmes de l'existence pour leur satisfaction, mais des instruments et des pouvoirs qui exprimeront l'Esprit. En même temps, puisque la matière et le corps seront acceptés, et non rejetés, la maîtrise et l'usage correct des choses physiques feront partie intégrante de la vie de l'Esprit dès lors accomplie dans la manifestation terrestre.

On suppose presque universellement que la vie spirituelle doit nécessairement être une vie de dénuement ascétique, un rejet de tout ce qui n'est pas absolument indispensable au strict entretien du corps; et ceci est valable en effet pour une vie spirituelle qui, par sa nature et son intention, veut se retirer de la vie. Même en dehors de cet idéal, on pourrait penser que l'orientation spirituelle doit toujours tendre à une simplicité extrême, parce que tout ce qui n'est pas elle est vie de désir et de jouissance physique. Mais si l'on regarde les choses plus largement, ceci est une règle mentale basée sur la loi de l'ignorance, qui a le désir pour mobile; pour surmonter l'ignorance et supprimer l'ego, il se peut qu'un rejet total non seulement du désir mais de toutes les choses qui peuvent satisfaire le désir, intervienne momentanément comme un principe valable. Mais cette règle, ou toute autre règle mentale, ne peut être absolue, et elle ne peut lier par sa loi la conscience qui s'est élevée au-dessus du désir, car la substance même de cette conscience est faite d'une pureté et d'une maîtrise de soi complètes qui demeurent les mêmes dans la pauvreté comme dans la richesse; si elles pouvaient être ébranlées ou souillées par l'une ou l'autre, elles ne seraient en effet ni réelles, ni complètes. La seule règle qui gouvernera la vie gnostique, ce sera l'expression spontanée de l'Esprit, la volonté de l'Être divin. Cette volonté, cette expression spontanée peut se manifester dans une extrême simplicité ou dans l'opulence d'une extrême complexité, ou dans un équilibre naturel entre les deux; car la beauté et la plénitude, la douceur et le rire cachés dans les choses, l'ensoleillement et l'allégresse de la vie, sont aussi des pouvoirs et des expressions de l'Esprit. L'Esprit qui détermine à l'intérieur la loi de notre nature, déterminera aussi sur tous les plans le cadre de la vie, ses détails et ses circonstances. Partout on trouvera le même principe plastique; une standardisation rigide, si nécessaire soit-elle à l'arrangement mental des choses, ne peut pas être la loi de la vie spirituelle. Une diversité et une liberté d'expression très grandes se manifesteront probablement, fondées sur une unité profonde, mais partout il y aura vérité et harmonie dans l'ordre.


Puisqu'elle amène l'évolution à un statut supramental supérieur, la vie des êtres gnostiques peut à juste titre être qualifiée de vie divine; car ce sera une vie dans le Divin, la vie des commencements d'une lumière, d'une puissance et d'une joie spirituelles et divines, manifestées dans la Nature matérielle. Et puisque cette vie dépasse le niveau mental humain, elle peut être décrite comme la vie d'une surhumanité spirituelle et supramentale. Mais ceci ne doit pas être confondu avec les conceptions passées et présentes du surhomme; car tel que le conçoit le mental, le surhomme est celui qui domine le niveau humain normal, non en qualité mais en degré des mêmes qualités, par une personnalité élargie, un ego magnifié et exagéré, un pouvoir mental accru, un pouvoir vital multiplié - c'est une exagération raffinée ou dense et massive, des forces de l'ignorance humaine. Ces conceptions comportent souvent aussi, de façon implicite, l'idée d'une domination despotique de l'humanité par le surhomme. Ce serait là un surhomme du type nietzschéen; au pire ce serait le règne de la “brute blonde” ou de la brute noire, ou d'une autre brute quelconque, un retour à la force, la violence et la cruauté barbares - ce ne serait pas une évolution mais bien une réversion à la vieille barbarie impitoyable. Ou encore, cela pourrait signifier l'émergence du Râkshasa ou de l'Asoura, dans un effort acharné de l'humanité pour se surpasser et se transcender elle-même, mais dans la mauvaise direction. Un ego vital exagéré, violent et tumultueux se satisfaisant avec une force de réalisation suprêmement tyrannique ou anarchique, telle serait la surhumanité de type râkshasique; mais le géant, l'ogre ou dévoreur du monde, le Râkshasa, bien qu'il survive encore, appartient en esprit au passé; une émergence de ce type, en plus vaste, serait aussi une évolution rétrograde. Quant au type Asoura, il se caractérise par un grandiose étalage de force irrésistible, une puissance mentale et vitale maîtresse d'elle-même, contenue et peut-être même disciplinée de façon ascétique; fort, calme, froid, ou formidable dans sa véhémence réprimée, subtil, dominateur, l'Asoura est une sublimation de l'ego mental et de l'ego vital à la fois. Mais la terre a eu assez de tout cela dans le passé et une répétition ne peut que prolonger les vieilles ornières; du Titan ou de l'Asoura, elle ne peut tirer aucun profit véritable pour son avenir, aucun pouvoir de dépassement, et même si elle en retirait un pouvoir grandiose ou supranormal, cela ne ferait qu'élargir les cercles de sa vieille orbite, sans plus. Ce qui doit émerger est quelque chose de beaucoup plus difficile, et de beaucoup plus simple; c'est un être qui a réalisé son Moi, c'est une édification du Moi spirituel, une intensité et un élan de l'âme, la libération et la souveraineté de sa lumière, de son pouvoir et de sa beauté - non pas une surhumanité égoïste exerçant une domination mentale et vitale sur l'humanité, mais la souveraineté de l'Esprit sur ses propres instruments, la maîtrise de soi et la maîtrise de la vie dans le pouvoir de l'Esprit, une conscience nouvelle en laquelle l'humanité elle-même trouvera son propre accomplissement et son propre dépassement par la révélation de la divinité qui s'efforce de naître en elle. Telle est la seule et vraie surhumanité, et la seule possibilité de faire un pas réel en avant dans l'évolution de la Nature.


En vérité, ce nouveau statut sera un renversement de la loi qui commande actuellement la conscience et la vie humaines, car il renversera le principe tout entier de la vie dans l'ignorance. Mais, pourrait-on dire, c'est pour le goût de l'ignorance, ses surprises et ses aventures, que l'âme est descendue dans l'inconscience et qu'elle a revêtu le déguisement de la matière, pour l'aventure et la joie de créer et de découvrir, une aventure de l'esprit, une aventure du mental et de la vie, et les surprises hasardeuses de leur jeu dans la matière, pour la découverte et la conquête du nouveau et de l'inconnu. Tout ceci constitue l'entreprise difficile de la vie et il pourrait sembler que tout ceci doive cesser avec la cessation de l'ignorance. La vie de l'homme est faite de lumière et d'obscurité, de gains et de pertes, de difficultés et de dangers, des plaisirs et des douleurs de l'ignorance, un jeu de couleurs chatoyantes sur le gris général d'une matière fondée sur la nescience et l'insensibilité de l'inconscient. Pour l'être vivant normal, une existence privée des contrastes du succès et de l'échec, des joies et des chagrins vitaux, du péril et de la passion, privée des douleurs et des plaisirs de la vie, des vicissitudes et des incertitudes du sort, et de la lutte et de la bataille et du risque, privée de la joie de la nouveauté, de la surprise, et d'une création qui se jette dans l'inconnu, pourrait sembler vide de variété et donc vide de saveur vitale. Toute vie qui dépasse ces choses tend à paraître vide et terne, semble s'annuler dans le moule d'une uniformité immuable; l'image que le mental humain se fait du ciel est la répétition incessante d'une monotonie éternelle. Mais c'est une idée fausse; car entrer dans la conscience gnostique, c'est entrer dans l'infini. Ce sera une création spontanée manifestant infiniment l'Infini dans les formes de l'existence; et l'intérêt de l'Infini est innombrable et beaucoup plus grand et aussi plus délicieusement impérissable que l'intérêt du fini. L'évolution dans la Connaissance sera une manifestation plus belle et plus glorieuse que ne peut l'être aucune évolution dans l'ignorance, et plus intense sur tous les plans, avec des horizons plus vastes qui se déploient sans fin. La félicité de l'Esprit est à jamais nouvelle, les formes de beauté qu'il revêt sont innombrables, sa divinité éternellement jeune, et la saveur des délices de l'Infini, rasa, éternelle et inépuisable. L'expression gnostique de la vie sera plus pleine et plus féconde et son intérêt plus éclatant que l'intérêt créateur qui nous est offert par le monde de l'ignorance; ce sera un miracle plus grand et plus heureux, un miracle constant.


S'il y a une évolution dans la Nature matérielle, et si c'est une évolution de l'être avec la conscience et la vie pour clef et pour instrument, cette plénitude d'être, cette plénitude de conscience, cette plénitude de vie doivent être le but du développement vers lequel nous tendons, et tôt ou tard ce but se manifestera dans notre destinée. Le Moi, l'Esprit, la Réalité qui se dévoile et émerge de la première inconscience de la vie et de la matière, développera la vérité complète de son être et de sa conscience dans cette vie et dans cette matière. Le Moi retournera à lui-même - ou si sa fin en tant qu'individu est de revenir à l'Absolu, il pourra le faire aussi -, il retournera à lui-même non pas en reniant la vie mais en trouvant sa totalité spirituelle ici même dans la vie. Notre évolution dans l'ignorance avec les vicissitudes de ses joies et de ses douleurs dans la découverte de soi et la découverte du monde, ses accomplissements tronqués, ses réussites et ses échecs constants, n'est que notre premier état. Elle doit mener inévitablement à une évolution dans la Connaissance: l'Esprit doit se découvrir lui-même et se déployer, le Divin se révéler dans les choses avec son vrai pouvoir et dans une Nature qui pour nous est encore une Supranature.

Sri Aurobindo

in "L'Évolution spirituelle - Les six derniers chapitres de La Vie Divine"
traduits par La Mère

publié par Sri Aurobindo Ashram - Pondichéry - Inde
diffusion par SABDA


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