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La Mère
Les Quatre Austérités et les Quatre Libérations
du Bulletin 1953
1
Pour suivre l'éducation intégrale qui mène à
la réalisation supramentale, quatre austérités sont
nécessaires et quatre libérations aussi.
Généralement on confond austérité avec mortification,
et, quand on parle d'austérités, cela fait penser à
la discipline de l'ascète qui, pour éviter la tâche
ardue de la spiritualisation de la vie physique, vitale et mentale, la déclare
intransformable et la rejette loin de lui, sans merci, comme un objet encombrant
et inutile, un esclavage et une entrave à tout progrès spirituel;
en tout cas, comme quelque chose d'incorrigible, un poids qu'il faut porter
plus ou moins allégrement jusqu'à ce que la nature, ou la
Grâce divine vous en libère par la mort. Au mieux, la vie terrestre
est un champ de progrès dont il faut profiter le mieux qu'on peut,
afin d'atteindre le plus tôt possible le degré de perfection
qui mettra fin à l'épreuve en la rendant inutile.
Pour nous le problème est tout différent. La vie terrestre
n'est pas un passage, ni un moyen; elle doit devenir par la transformation,
un but et une réalisation. Quand donc nous parlons d'austérités,
ce n'est pas par mépris du corps, pour nous détacher de lui,
mais par nécessité de contrôle et de maîtrise.
Car il y a une austérité bien plus grande, plus complète
et plus difficile que toutes les austérités ascétiques,
c'est l'austérité nécessaire à la transformation
intégrale, la quadruple austérité préparant
l'individu pour la manifestation de la vérité supramentale.
Par exemple, on peut dire qu'il y a peu d'austérités aussi
sévères que celles exigées par la culture physique
en vue du perfectionnement corporel. Mais nous reviendrons sur ce point
en temps voulu.
Avant d'aborder la description des quatre genres d'austérités
requises, il est nécessaire d'éclaircir une question qui est
la source de bien des malentendus et des confusions dans l'esprit de la
plupart des gens; c'est celle des pratiques ascétiques qu'ils méprennent
pour des disciplines spirituelles. Ces pratiques, qui consistent à
maltraiter le corps afin, disent-ils, d'en libérer l'esprit, sont,
en fait, une déformation sensuelle de la discipline spirituelle ;
c'est une sorte de besoin pervers de la souffrance qui pousse l'ascète
aux macérations. L'emploi de la planche à clous du sâdhou
ou des verges et du cilice de l'anachorète chrétien, est l'effet
d'un sadisme plus ou moins voilé, inavouable et inavoué; c'est
la recherche maladive ou le besoin subconscient de sensations violentes.
En vérité, ces choses sont fort loin de toute vie spirituelle;
car elles sont laides et basses, sombres et malsaines; et la vie spirituelle,
tout au contraire, est une vie de lumière, d'équilibre, de
beauté et de joie. Elles sont inventées et préconisées
par une sorte de cruauté mentale et vitale s'exerçant sur
le corps. Mais la cruauté, même à l'égard de
son propre corps, n'en est pas moins de la cruauté ; et toute cruauté
est le signe d'une grande inconscience. Les natures inconscientes ont besoin
de sensations très fortes, car, sans cela, elles ne sentent rien
; et la cruauté, qui est une des formes du sadisme, procure des sensations
très fortes. La raison avouée de semblables pratiques est
d'abolir toute sensation, afin que le corps ne fasse plus obstacle à
l'élan vers l'esprit; on peut douter de l'efficacité d'un
tel moyen. C'est un fait reconnu que pour progresser rapidement, il ne faut
pas craindre les difficultés ; au contraire, c'est en choisissant
à chaque occasion de faire la chose difficile que l'on augmente sa
volonté et que l'on fortifie ses nerfs. Or, il est beaucoup plus
difficile de vivre avec mesure et équilibre, dans l'égalité
d'âme et la sérénité, que de vouloir lutter contre
les abus de la jouissance et leurs conséquences obscurcissantes,
par les abus de l'ascétisme et de leurs conséquences dissolvantes.
Il est beaucoup plus difficile d'obtenir de son être physique un développement
harmonieux et progressif dans le calme et la simplicité, que de le
maltraiter au point de le réduire à néant. Il est beaucoup
plus difficile de mener une existence sobre et sans désir que de
priver son corps de la nourriture et de la propreté indispensables
en se glorifiant orgueilleusement de son abstinence. Il est beaucoup plus
difficile d'éviter ou de surmonter et de vaincre la maladie par l'harmonie,
la pureté et l'équilibre intérieurs et extérieurs,
que de la mépriser, de l'ignorer et de la laisser libre de faire
son oeuvre de destruction. Et le plus difficile de tout est de toujours
maintenir sa conscience au sommet de sa capacité, sans jamais permettre
à son corps d'agir sous l'effet d'une impulsion inférieure.
C'est dans ce but que nous aurons recours aux quatre austérités
qui auront pour résultat en nous quatre libérations. La pratique
de ces austérités constituera quatre disciplines ou tapasyâ,
qui peuvent être définies comme suit:
1 - tapasyâ de l'amour
2 - tapasyâ de la connaissance
3 - tapasyâ du pouvoir
4 - tapasyâ de la beauté
Cet énoncé est, pour ainsi dire, fait de haut en bas; mais
il ne faut pas prendre ces termes dans le sens de supérieur et d'inférieur,
ni de plus ou moins difficile, ni dans l'ordre où ces disciplines
peuvent et doivent être pratiquées. L'ordre, l'importance,
la difficulté varient suivant les individus et nulle règle
absolue ne peut être formulée. Chacun doit trouver et élaborer
son propre système, d'après ses capacités et ses besoins
personnels.
Il ne sera donc exprimé, ici, qu'une vue d'ensemble exposant un procédé
idéal aussi complet que possible. Chacun aura ensuite à en
appliquer ce qu'il pourra et de la meilleure façon qu'il le pourra.
La tapasyâ ou discipline de la beauté nous conduira par l'austérité
de l'existence physique à la liberté dans l'action. Son programme
de base sera la construction d'un corps beau dans ses formes, harmonieux
dans ses postures, souple et agile dans ses mouvements, fort dans ses activités,
résistant dans son fonctionnement organique et sa santé.
Pour obtenir ces résultats il sera bon, d'une façon générale,
de se servir des habitudes comme aides dans l'organisation matérielle,
car le corps fonctionne plus facilement dans le cadre d'une routine régulière.
Mais il faut savoir ne pas devenir l'esclave de ses habitudes, quelque bonnes
qu'elles puissent être ; il faut garder la plus grande souplesse pour
pouvoir en changer chaque fois que cela devient nécessaire.
On doit se construire des nerfs d'acier dans des muscles élastiques
et puissants pour pouvoir tout endurer lorsque c'est indispensable. Mais
en même temps, il faut prendre grand soin de ne demander à
son corps que l'effort strictement nécessaire, la dépense
d'énergie qui favorise le progrès et la croissance en interdisant
catégoriquement tout ce qui produit la fatigue épuisante et
finalement mène à la déchéance et à la
décomposition matérielles.
La culture physique en vue de construire un corps capable de servir d'instrument
approprié à une conscience supérieure exige des habitudes
très austères. Une grande régularité dans le
sommeil, l'alimentation, l'exercice et toutes les activités. Par
une étude scrupuleuse des besoins particuliers de son corps - car
ils varient suivant les individus - un programme général sera
établi ; et une fois ce programme bien établi, il faut s'y
tenir rigoureusement, sans fantaisies et sans relâchement : pas de
ces petits accrocs à la règle que l'on ne se permet qu'une
fois, mais qui se répètent très souvent, car
dès que l'on cède à la tentation, ne serait-ce qu'une
fois, on amoindrit la résistance de la volonté et on
ouvre la porte à toutes les défaites. Il faut donc s'interdire
toute faiblesse : plus de sorties nocturnes dont on revient éreinté,
plus de festins et de bombances qui dérangent le fonctionnement normal
de l'estomac, plus de distractions, d'amusements et de jouissances qui gaspillent
l'énergie et vous laissent sans vigueur pour l'entraînement
quotidien. Il faudra se soumettre à l'austérité d'une
vie sage et régulière où toute l'attention physique
est concentrée sur la construction d'un corps s'approchant de la
perfection autant qu'il le peut. Pour atteindre ce but idéal, on
s'interdira strictement tous les excès et tous les vices, petits
ou grands ; on se refusera à l'usage de ces poisons lents, tabac,
alcool, etc., dont les hommes ont coutume de faire des besoins indispensables
et qui abolissent peu à peu la volonté et la mémoire.
Cet intérêt si absorbant, que la presque totalité des
êtres humains, même les plus intellectuels, prennent dans la
nourriture, sa préparation et son absorption, doit faire place à
une connaissance presque chimique des besoins du corps et à une austérité
toute scientifique dans les moyens de les satisfaire. À cette austérité
dans l'alimentation, il faut en ajouter une autre, celle du sommeil ; elle
ne consiste pas à se priver de sommeil mais à savoir comment
dormir. Le sommeil ne doit pas être une chute dans l'inconscience,
qui alourdit le corps plutôt que de le rafraîchir.
Le fait de manger modérément et de s'abstenir de tout excès,
diminue beaucoup la nécessité de passer de nombreuses heures
à dormir ; mais la qualité du sommeil est encore plus importante
que sa quantité. Pour que le sommeil procure un repos et une détente
vraiment efficaces, il est généralement bon de prendre quelque
chose, une tasse de lait ou de soupe, un jus de fruit par exemple, avant
d'aller se coucher ; une nourriture légère rend le sommeil
tranquille ; il faut cependant s'abstenir de tout repas copieux, car alors
le sommeil devient agité et troublé par des cauchemars, ou
bien épais et lourd, abrutissant. Mais le plus important de tout
est de se clarifier l'esprit, de se tranquilliser les sentiments et d'apaiser
l'effervescence des désirs et des préoccupations qui les accompagnent.
Si avant de se retirer pour dormir, on a beaucoup parlé ou eu une
conversation animée, si on a lu un livre excitant ou d'un intérêt
intense, il faut prendre quelque temps de repos sans dormir, afin de calmer
l'activité mentale, pour que le cerveau ne se livre pas à
des mouvements désordonnés tandis que les membres seuls seront
endormis. Ceux qui pratiquent la méditation feront bien de se concentrer
pendant quelques minutes sur une idée élevée et calmante,
dans une aspiration vers une conscience plus haute et plus vaste. Leur sommeil
en bénéficiera grandement et ils éviteront dans une
large mesure le risque de tomber dans l'inconscience pendant qu'ils dorment.
Après l'austérité d'une nuit passée exclusivement
à se reposer dans un sommeil calme et paisible, viendra l'austérité
d'une journée organisée avec sagesse et dont l'activité
sera partagée entre les exercices progressifs et savamment gradués
nécessaires à 1a culture du corps et le travail, de quelque
nature qu'il soit. Car les deux peuvent et doivent faire partie de la
tapasyâ physique. En ce qui concerne les exercices, chacun choisira
ceux qui conviennent le mieux à son corps et, si possible, se fera
guider par un expert en la matière, qui saura combiner et graduer
les exercices en vue d'un maximum d'effet. Aucune fantaisie ne présidera
à leur choix, ni à leur exécution. Il ne faudra pas
faire ceci ou cela parce que cela paraît plus facile ou plus amusant
; on ne changera d'entraînement que lorsque l'instructeur jugera
que le changement est nécessaire. Chaque corps, pour être
perfectionné, ou même seulement amélioré, est
un problème à résoudre dont la solution exige beaucoup
de patience, de persévérance et de régularité.
En dépit de ce que beaucoup de gens pensent, la vie de l'athlète
n'est pas une vie d'amusement ou de distraction ; au contraire c'est une
vie toute faite d'efforts méthodiques et d'habitudes austères,
ne laissant aucune place aux fantaisies inutiles et nuisibles au résultat
que l'on veut obtenir. Dans le travail aussi il y a une austérité
; elle consiste à ne pas avoir de préférence et à
faire avec intérêt tout ce que l'on fait. Pour celui qui
veut se perfectionner, il n'y a pas de grands et de petits travaux, des
travaux importants et d'autres qui ne le sont pas ; tous sont également
utiles pour celui qui aspire à être maître de lui-même
et à progresser. Il est dit qu'on ne fait bien que ce que l'on
fait avec intérêt ; cela est vrai. Mais ce qui est plus vrai
encore, c'est que l'on peut apprendre à trouver de l'intérêt
dans tout ce que l'on fait, même les besognes les plus insignifiantes
en apparence. Le secret de cet accomplissement se trouve dans l'élan
de perfectionnement. Quelle que soit l'occupation ou la tâche qui
vous est échue, il faut la remplir avec une volonté de progrès
; quoi que ce soit que l'on fasse, il faut non seulement le faire aussi
bien que l'on peut, mais s'appliquer à le faire de mieux en mieux
dans un effort constant vers la perfection. De la sorte tout devient intéressant,
tout sans exception, la besogne la plus matérielle aussi bien que
les travaux les plus artistiques et les plus intellectuels ; le champ
de progrès est infini et peut s'appliquer à la moindre chose.
Ceci nous mène tout naturellement à la libération de
l'action ; car on doit être, dans son action, libre de toutes les
conventions sociales, de tous les préjugés moraux ; mais ce
n'est pas pour mener une vie de licence et de dérèglement.
Tout au contraire, la règle à laquelle on se soumet est beaucoup
plus sévère que toutes les règles des sociétés
; car elle ne tolère aucune hypocrisie ; elle exige une sincérité
parfaite. Toute l'activité physique doit être organisée
en vue de faire croître l'équilibre, la force et la beauté
du corps. Dans ce but on doit s'abstenir de toute recherche de plaisir,
y compris le plaisir sexuel. Car tout acte sexuel est un acheminement vers
la mort. C'est pourquoi depuis les temps les plus anciens, dans les collèges
les plus sacrés et les plus secrets, cet acte était interdit
à tout aspirant à l'immortalité. L'acte sexuel est
toujours suivi d'un moment plus ou moins long d'inconscience, qui ouvre
la porte à toutes les influences et produit une chute de conscience.
Or, si l'on veut se préparer à la vie supramentale, il ne
faut jamais permettre à sa conscience de glisser vers le relâchement
et l'inconscience, sous prétexte de jouissance ou même de repos
et de délassement. C'est dans la force et la lumière que doit
se produire la détente, non dans l'obscurité et la faiblesse.
Pour tous ceux qui aspirent au progrès la continence est donc de
règle. Mais spécialement pour ceux qui veulent se préparer
à la manifestation supramentale, cette continence doit être
remplacée par une abstinence totale, obtenue non par coercition et
suppression, mais par une sorte d'alchimie intérieure, grâce
à laquelle les énergies généralement utilisées
dans l'acte procréateur sont transmuées en énergies
de progrès et de transformation intégrale. Il va de soi que
pour que le résultat soit total et vraiment bienfaisant, toute impulsion
et tout désir sexuels doivent être éliminés de
la conscience mentale et vitale aussi bien que de la volonté physique.
C'est du dedans au dehors que se produit toute transformation radicale et
durable, de sorte que la transformation extérieure en est la conséquence
normale et, pour ainsi dire, inévitable.
Il y a un choix décisif à faire entre prêter son corps
en obéissance aux fins de la nature, qui veut perpétuer l'espèce
telle qu'elle est, ou préparer ce même corps à devenir
un échelon dans la création de la race nouvelle. Car les deux
ne peuvent se faire à la fois, et c'est à chaque minute qu'il
faut opter entre demeurer dans l'humanité d'hier ou appartenir à
la surhumanité de demain.
Il faut renoncer à être adapté à la vie telle
qu'elle est et à y réussir, si on veut se préparer
à la vie telle qu'elle sera et en être un membre actif et efficient.
Il faut refuser le plaisir, si on veut s'ouvrir à la joie d'être
dans la beauté et l'harmonie totales.
Ceci nous mène tout naturellement à l'austérité
vitale, celle des sensations, à la tapasyâ du pouvoir ; car
l'être vital est le siège du pouvoir, de l'enthousiasme réalisateur.
C'est dans le vital que la pensée se change en volonté et
devient un dynamisme d'action. Il est vrai aussi qu'il est le siège
des désirs et des passions, des impulsions violentes et des réactions
également violentes, des révoltes et des dépressions.
Le remède ordinaire est de juguler l'être vital, de l'affamer
en le privant de toutes sensations ; en effet c'est par les sensations qu'il
se nourrit principalement et sans elles il s'endort, s'engourdit jusqu'
à l'inanition.
À dire vrai, le vital a trois sources de subsistance. Celle qui lui
est la plus facilement accessible vient d'en bas, des énergies physiques,
par l'intermédiaire des sensations.
La seconde se trouve dans son propre plan, quand il est suffisamment vaste
et réceptif par le contact avec les forces vitales universelles.
La troisième, celle à laquelle il ne s'ouvre généralement
que dans une grande aspiration de progrès, lui vient d'en haut par
l'infusion et l'absorption des forces et de l'inspiration spirituelles.
Les hommes essayent toujours plus ou moins d'ajouter à celles-là
une autre source qui est, en même temps, pour eux la source de la
plupart de leurs tourments et de leurs infortunes. C'est l'échange
de forces vitales avec leurs congénères, généralement
en groupements par deux, que, le plus souvent, ils méprennent pour
de l'amour, mais qui n'est que l'attraction de deux forces qui ont du plaisir
à s'échanger.
Ainsi, si nous ne voulons pas affamer notre vital, les sensations ne doivent
pas être rejetées, ni diminuées dans leur nombre et
leur intensité ; il ne faut pas les éviter non plus, mais
s'en servir avec sagesse et discernement. La sensation est un excellent
moyen de connaissance et d'éducation ; mais pour servir ces fins,
elle ne doit pas être utilisée égoïstement dans
un but de jouissance, dans une recherche aveugle et ignorante de satisfaction
propre et de plaisir.
Les sens doivent être capables de tout supporter sans dégoût
ni déplaisir, mais en même temps, il leur faut acquérir
et développer de plus en plus le pouvoir de discerner la qualité,
l'origine et l'effet des vibrations vitales variées, afin de savoir
si elles sont favorables à l'harmonie, la beauté et la bonne
santé, ou si elles sont nuisibles à l'équilibre et
au progrès de l'être physique et du vital. De plus, les sens
doivent être utilisés comme instruments d'approche et d'étude
des mondes physique et vital, dans toute leur complexité ; ainsi
ils prendront leur place véritable dans le grand effort vers la transformation.
C'est en éclairant, en fortifiant et en purifiant le vital, non en
l'affaiblissant, qu'on peut aider au vrai progrès de l'être.
Se priver de sensations est donc aussi pernicieux que de se priver de nourriture.
Mais de même que le choix de la nourriture doit être fait savamment
et seulement en vue de la croissance et du bon fonctionnement du corps,
de même, le choix des sensations et leur contrôle doit aussi
être fait avec une austérité toute scientifique, en
vue seulement de la croissance et du perfectionnement du vital, cet instrument
supérieurement dynamique, qui est aussi essentiel au progrès
que toutes les autres parties de l'être.
C'est en éduquant le vital, en le rendant plus raffiné, plus
sensible, plus subtil, on devrait presque dire, plus élégant,
dans le meilleur sens du mot, qu'on peut avoir raison de ses violences et
de ses brutalités, qui sont, en somme, des crudités et des
ignorances, des manquements au goût.
En vérité, le vital cultivé et illuminé peut
être aussi noble, héroïque et désintéressé,
qu'il est, spontanément et livré à lui-même,
sans éducation, vulgaire, égoïste et perverti. Il suffit
à chacun de savoir transformer en lui-même la recherche de
la jouissance en aspiration vers la plénitude supramentale. Pour
cela, si l'éducation du vital est poursuivie assez loin, avec persévérance
et sincérité, il arrive un moment où, convaincu de
la grandeur et de la beauté du but, le vital renonce aux mesquines
et illusoires satisfactions sensorielles pour conquérir la joie divine.
Bulletin, février 1953
2
Lorsqu'il est question d'austérité mentale, cela suggère
immédiatement les longues méditations aboutissant au contrôle
de la pensée et couronnées par le silence intérieur.
Cet aspect de la discipline yoguique est trop connu pour qu'il soit nécessaire
de s'étendre sur le sujet. Mais il en est un autre dont on s'occupe
moins en général, c'est le contrôle de la parole. À
très peu d'exceptions près, seul le silence absolu est opposé
au libre bavardage. Pourtant, il y a une austérité beaucoup
plus grande et plus féconde dans le contrôle de la parole que
dans son abolition.
Sur terre, l'homme est le premier animal qui puisse se servir de sons articulés,
il en est très fier d'ailleurs et utilise cette capacité sans
mesure ni discernement. Le monde est assourdi du bruit de ses paroles, et
parfois l'on est tenté de regretter le silence harmonieux du règne
végétal.
C'est d'ailleurs un fait bien connu que moins est grand le pouvoir mental,
plus est nécessaire l'emploi de la parole. Ainsi, il est des gens
primitifs et sans instruction qui ne peuvent pas du tout penser, à
moins qu'ils ne parlent ; et on peut les entendre marmotter des sons, à
voix plus ou moins basse. Car c'est leur seul moyen de suivre une pensée
qui ne se formulerait pas en eux sans les mots prononcés.
Il y a aussi un grand nombre de gens, même parmi ceux qui ont reçu
de l'instruction mais dont le pouvoir mental est faible, qui ne savent ce
qu'ils veulent dire qu'à mesure qu'ils le disent. Cela rend leurs
discours interminables et fastidieux. Car à mesure qu'ils parlent,
leur pensée devient plus claire et plus précise, et ainsi
ils sont obligés de répéter la même chose plusieurs
fois afin de la dire de plus en plus exactement.
Il y a ceux qui doivent préparer à l'avance ce qu'ils auront
à dire, et qui bafouillent s'ils sont obligés de parler à
l'improviste, parce qu'ils n'ont pas eu le temps d'élaborer progressivement
les termes exacts de ce qu'ils veulent dire.
Il y a enfin les orateurs-nés qui ont la maîtrise de l'élocution
; ils trouvent spontanément tous les mots nécessaires pour
dire ce qu'ils veulent dire, et ils le disent bien.
Tout cela, pourtant, du point de vue de l'austérité mentale,
ne sort pas de la catégorie des bavardages. Car j'appelle bavardage
tous les mots prononcés sans qu'ils soient absolument indispensables.
Comment en juger ? dira-t-on. Pour cela, il faut d'abord classer d'une façon
générale les différentes catégories de paroles
prononcées.
Nous avons d'abord dans le domaine physique, tous les mots dits pour des
raisons matérielles. Ce sont de beaucoup les plus nombreux, et dans
la vie ordinaire, très probablement aussi les plus utiles.
Le constant bourdonnement des paroles semble l'accompagnement indispensable
des besognes quotidiennes. Pourtant, dès qu'on s'exerce à
réduire le bruit au minimum, on s'aperçoit que maintes choses
se font mieux et plus vite dans le silence, et que cela aide à garder
la paix intérieure et la concentration.
Si vous n'êtes pas seul et que vous viviez avec d'autres, prenez l'habitude
de ne pas vous extérioriser constamment en paroles prononcées
à haute voix, et vous vous apercevrez que peu à peu une compréhension
intérieure s'établit entre vous et les autres ; vous pourrez
alors communiquer entre vous en réduisant les mots au minimum, ou
même sans mots du tout. Ce silence extérieur est très
favorable à la paix intérieure, et avec de la bonne volonté
et de la constance dans l'aspiration, vous pourrez créer une ambiance
harmonieuse très propice au progrès.
Dans la vie en commun, aux mots concernant l'existence et les occupations
matérielles, viendront s'ajouter ceux exprimant les sensations, les
sentiments, les émotions. C'est ici que l'habitude du silence extérieur
s'avère une aide précieuse. Car lorsqu'on est assailli par
une vague de sensations ou de sentiments, ce silence habituel vous donne
le temps de réfléchir et, si c'est nécessaire, de vous
ressaisir avant de projeter en mots la sensation ou le sentiment éprouvé.
Combien de querelles peuvent ainsi être évitées. Combien
de fois on sera sauvé d'une de ces catastrophes psychologiques qui
ne sont que trop souvent le résultat d'une incontinence verbale.
Sans aller jusqu'à cet extrême, il faut toujours contrôler
les mots que l'on prononce et ne jamais laisser la langue être mue
par un mouvement de colère, de violence ou d'emportement. Ce n'est
pas seulement la querelle qui est mauvaise dans ses résultats ; c'est
le fait de prêter sa bouche pour que des vibrations mauvaises soient
projetées dans l'atmosphère, car rien n'est plus contagieux
que les vibrations du son et en donnant à ces mouvements l'occasion
de s'exprimer on les perpétue en soi et chez les autres.
Il faut classer aussi parmi les plus indésirables des bavardages,
tout ce qui est dit concernant les autres.
À moins que vous ne soyez responsable de certaines personnes, en
tant que gardien, instructeur ou chef de service, ce que les autres font
ou ne font pas ne vous regarde d'aucune manière et il faut vous abstenir
de parler d'eux, de donner votre opinion sur eux et sur ce qu'ils font,
ou bien de répéter ce que les autres peuvent en penser et
en dire.
Il se peut que par la nature même de votre occupation, ce soit votre
devoir de faire un rapport sur ce qui se passe dans un service, dans une
entreprise, dans un travail en commun. Mais alors le rapport doit être
limité à ce qui concerne le travail seul et ne pas toucher
aux choses privées. Et d'une façon absolue il doit être
tout à fait objectif. Vous ne devez permettre à aucune réaction
personnelle, aucune préférence, aucune sympathie ou antipathie
de s'y introduire. Et surtout, ne mélangez jamais vos mesquines rancunes
personnelles au travail qui vous incombe.
Dans tous les cas et d'une façon générale, moins on
parle des autres, même si c'est pour les louer, le mieux cela vaut.
On a déjà tant de peine à savoir exactement ce qui
se passe en soi-même, comment savoir avec certitude ce qui se passe
chez les autres ? Abstenez-vous donc totalement de prononcer sur une personne
un de ces jugements définitifs qui ne peuvent être qu'une sottise,
si ce n'est une méchanceté.
Quand la pensée est exprimée par la parole, la vibration du
son a un pouvoir considérable pour mettre la substance la plus matérielle
en contact avec cette pensée et pour lui donner ainsi une réalité
concrète et effective. C'est pourquoi il ne faut jamais médire
des gens et des choses, ni exprimer par la parole prononcée à
haute voix, les choses qui dans le monde contredisent le progrès
de la réalisation divine. C'est une règle générale
absolue. Pourtant elle comporte une exception. Aucune critique ne doit être
faite à moins qu'on n'ait en même temps le pouvoir conscient
et la volonté active de dissoudre les mouvements ou les choses critiqués
ou de les transformer. Ce pouvoir conscient et cette volonté agissante
ont en effet la capacité d'infuser dans la matière la possibilité
de réagir et de refuser la vibration mauvaise et finalement de la
corriger au point qu'il lui devienne impossible de continuer à s'exprimer
sur le plan matériel.
Seul peut le faire sans risque et sans danger, celui qui se meut dans les
régions gnostiques et qui possède dans ses facultés
mentales, la lumière de l'esprit et la puissance de la vérité.
Celui-là, l'ouvrier du Divin, est libre de toute préférence
et de tout attachement ; il a brisé en lui-même les limites
de l'ego et il n'est plus qu'un instrument parfaitement pur et impersonnel
de l'action supramentale sur la terre.
Il y a aussi tous les mots prononcés pour exprimer les idées,
les opinions, les résultats des réflexions ou des études.
Ici nous nous trouvons dans un domaine intellectuel et nous pourrions penser
que dans ce domaine les hommes sont plus raisonnables, plus pondérés
et que la pratique d'une rigoureuse austérité y est moins
indispensable. Il n'en est rien pourtant, car même ici, dans ce séjour
des idées et de la connaissance, l'homme a introduit la violence
de ses convictions, l'intolérance de son sectarisme, la passion de
ses préférences. Ainsi il faudra, ici aussi, faire appel à
l'austérité mentale et éviter soigneusement les échanges
d'idées aboutissant aux controverses trop souvent acerbes et presque
toujours oiseuses, ou bien les oppositions d'opinions qui se terminent par
des discussions vives et même des disputes provenant toujours d'une
étroitesse d'esprit facilement guérissable quand on s'élève
assez haut dans le domaine mental.
En effet le sectarisme devient impossible quand on sait que toute pensée
formulée n'est qu'une façon de dire quelque chose qui échappe
à toute expression. Chaque idée contient un peu de vérité
ou un aspect de la vérité. Mais il n'est pas d'idée
qui soit en elle-même absolument vraie.
Ce sens de la relativité des choses est une aide puissante pour garder
son équilibre et conserver une sereine pondération dans ses
discours. J'ai entendu dire à un vieil occultiste qui possédait
quelque sagesse : Il n'y a pas de chose qui soit essentiellement mauvaise
; il n'y a que des choses qui ne sont pas à leur place. Mettez chaque
chose à sa vraie place et vous obtiendrez un monde harmonieux.
Pourtant, au point de vue de l'action, la valeur d'une idée est en
fonction de son pouvoir pragmatique. Ce pouvoir est, il est vrai, très
différent suivant les individus auxquels il s'applique. Telle idée
qui a un grand pouvoir de propulsion chez un individu, peut en manquer totalement
chez un autre. Mais ce pouvoir lui-même est contagieux. Certaines
idées sont capables de transformer le monde. Ce sont celles-là
qui doivent être exprimées ; elles sont les étoiles
maîtresses du firmament de l'esprit, celles qui serviront de guides
pour conduire la terre vers sa suprême réalisation.
Enfin, nous avons toutes les paroles prononcées pour donner un enseignement.
Cette catégorie s'étend du jardin d'enfants jusqu'aux cours
universitaires, sans oublier toutes les productions humaines artistiques
et littéraires qui veulent être distrayantes ou éducatives.
Dans ce domaine, tout dépend de la valeur de la production et le
sujet est trop vaste pour pouvoir être traité ici. C'est un
fait que le souci éducatif est très en faveur actuellement
et de louables efforts sont faits pour utiliser les nouvelles découvertes
scientifiques en les mettant au service de l'éducation. Mais même
en ceci une austérité s'impose à l'aspirant pour la
vérité.
Il est généralement admis dans le processus éducatif
qu'un certain genre de productions plus légères, plus futiles,
plus amusantes est nécessaire pour réduire la tension de l'effort
et reposer les enfants et même les adultes. À un certain point
de vue, cela est vrai ; mais malheureusement cette admission a servi d'excuse
pour légitimer toute une catégorie, de choses qui ne sont
rien d'autre que l'efflorescence de tout ce qui est vulgaire, grossier et
bas dans la nature humaine ; ses instincts les plus canailles, son goût
le plus dépravé trouvent dans cette admission une bonne excuse
pour s'étaler et s'imposer comme une nécessité inévitable.
Il n'en est rien pourtant ; on peut se délasser sans être crapuleux,
se reposer sans être vulgaire, se détendre sans permettre à
tout ce qui est grossier dans la nature de remonter à la surface.
Mais du point de vue de l'austérité, ces besoins eux-mêmes
changent de nature ; le délassement se transforme en silence intérieur,
le repos en contemplation, la détente en félicité.
Ce besoin si généralement reconnu de distraction, de relâchement
dans l'effort, d'oubli plus ou moins long et total du but de la vie, de
la raison d'être de l'existence ne doit pas être considéré
comme une chose tout à fait naturelle et indispensable, mais comme
une faiblesse à laquelle on cède par manque d'intensité
dans l'aspiration, par instabilité dans la volonté, par ignorance,
inconscience, veulerie. Ne légitimez pas ces mouvements et vous vous
apercevrez bientôt qu'ils ne sont pas nécessaires et même
à un moment donné ils vous deviendront répugnants et
inacceptables. Alors toute une partie et non la moindre de la production
humaine soi-disant récréative, mais en vérité
avilissante, perdra son support et cessera d'être encouragée.
Il ne faudrait pas croire, cependant, que de la nature du sujet de conversation
dépend la valeur des paroles prononcées. On peut bavarder
sur les sujets spirituels autant que sur tout autre et ces bavardages-là
sont peut-être parmi les plus dangereux. Par exemple, le néophyte
est toujours très anxieux de faire partager aux autres le petit peu
qu'il a appris. Mais à mesure qu'il avance sur la voie, il s'aperçoit
de plus en plus qu'il ne sait pas grand-chose et qu'avant de vouloir instruire
les autres, il faut être bien sûr de la valeur de ce que l'on
sait, jusqu'au jour où, devenu sage, il se rend compte que de nombreuses
heures de concentration silencieuse sont nécessaires pour pouvoir
parler utilement pendant quelques minutes. D'ailleurs, dès qu'il
est question de la vie intérieure et de l'effort spirituel, l'usage
de la parole doit être soumis à une réglementation encore
plus stricte et rien ne doit être dit à moins qu'il ne soit
absolument indispensable de le dire.
C'est un fait bien connu qu'il ne faut jamais parler de ses expériences
spirituelles si l'on ne veut pas voir s'évanouir en un moment l'énergie
accumulée dans l'expérience et qui devait servir à
hâter les progrès. La seule exception qui puisse être
faite à la règle est à l'égard de son gourou,
si on veut obtenir de lui quelque éclaircissement ou quelque enseignement
sur le contenu et la signification de son expérience. En effet, c'est
seulement à son gourou qu'on peut parler de ces choses sans danger,
car seul le gourou par sa connaissance est capable d'utiliser pour votre
bien les éléments de l'expérience comme de marchepieds
pour des ascensions nouvelles.
Il est vrai que le gourou lui-même est soumis à la même
règle de silence en ce qui le concerne personnellement. Dans la nature
tout est en mouvement ; ainsi ce qui n'avance pas recule nécessairement.
Le gourou doit faire des progrès au même titre que ses disciples,
quoique ces progrès puissent ne pas être sur le même
plan. Et pour lui aussi, parler de ses expériences n'est pas favorable
: la force dynamique de progrès contenue dans l'expérience
s'évapore en grande partie dans les mots. Mais d'autre part en expliquant
ses expériences à ses disciples, il aide puissamment à
leur compréhension et par suite à leurs progrès. C'est
à lui dans sa sagesse de savoir dans quelle mesure il peut et doit
sacrifier l'un à l'autre. Il va de soi que dans son récit
ne doit entrer aucune forfanterie, aucune gloriole ; car la moindre vanité
ferait de lui non plus un gourou mais un imposteur.
Quant au disciple, je lui dirai : Dans tous les cas, sois fidèle
à ton gourou quel qu'il soit ; il te mènera aussi loin que
tu peux aller. Mais si tu as le bonheur d'avoir le Divin pour gourou, alors
il n'y aura pas de limite à ta réalisation.
Cependant, même le Divin, quand il s'incarne sur terre est soumis
à la même loi de progrès. L'instrument de sa manifestation,
l'être physique dont il s'est revêtu, doit être dans un
constant état de progression et la loi de son expression personnelle
est en quelque sorte liée à la loi générale
du progrès terrestre. Ainsi même le dieu incarné ne
pourra être parfait sur la terre que lorsque les hommes seront prêts
à comprendre et à accepter la perfection. Ce sera le jour
où pourra être fait par amour pour le Divin, ce qui se fait
maintenant par devoir à son égard. Le progrès sera
une joie, au lieu d'être un effort et souvent même une lutte.
Ou plus exactement, le progrès se fera dans la joie avec la pleine
adhésion de tout l'être, au lieu de se faire par coercition
sur la résistance de l'ego, nécessitant un grand effort et
parfois même une grande souffrance.
Pour conclure, je vous dirai : si vous voulez que votre parole exprime la
vérité et qu'elle acquière ainsi le pouvoir du Verbe,
ne pensez jamais à l'avance ce que vous voulez dire, ne décidez
pas de ce qui est bon ou mauvais à dire, ne calculez pas quel sera
l'effet de ce que vous allez dire. Soyez silencieux mentalement et gardez-vous
sans vaciller dans l'attitude vraie, celle d'une aspiration constante vers
la toute-sagesse, la toute-connaissance, la toute-conscience. Alors, si
votre aspiration est sincère, si elle n'est pas un voile pour votre
ambition de bien faire et de réussir, si elle est pure, spontanée
et intégrale, alors vous pourrez parler très simplement, vous
pourrez prononcer les mots qui doivent être dits, ni plus ni moins,
et ils auront un pouvoir créateur.
Bulletin, avril 1953
3
De toutes les austérités, voici la plus difficile ; c'est
l'austérité des sentiments et des émotions, la tapasyâ
de l'amour.
En effet, dans le domaine du sentiment, plus peut-être que dans tout
autre, l'homme a l'impression de l'inévitable, de l'irrésistible,
d'une fatalité qui le domine et à laquelle il ne peut échapper.
L'amour (ou du moins ce que les êtres humains appellent de ce nom)
est spécialement considéré comme un maître impérieux
aux caprices duquel on ne peut se soustraire, qui vous frappe selon sa fantaisie
et qui vous force à lui obéir, qu'on le veuille ou non. C'est
au nom de l'amour que les pires crimes ont été perpétrés,
que les plus grandes folies ont été commises.
Pourtant, les hommes ont inventé toutes sortes de règles morales
et sociales dans l'espoir de contrôler cette force d'amour, de la
rendre sage et docile ; mais ces règles semblent n'avoir été
faites que pour être violées ; et la contrainte qu'elles opposent
à son libre fonctionnement ne fait qu'augmenter sa puissance explosive.
Car ce n'est pas par des règles que les mouvements de l'amour peuvent
être disciplinés. Seule une puissance d'amour plus grande,
plus haute et plus vraie peut avoir raison des impulsions incontrôlables
de l'amour. Seul l'amour peut gouverner l'amour, en l'illuminant, le transformant,
le magnifiant. Car ici aussi, plus que partout ailleurs, le contrôle
consiste non en une suppression, une abolition, mais en une transmutation,
une sublime alchimie. C'est parce que de toutes les forces agissant dans
l'univers, l'amour est la plus puissante, la plus irrésistible. Sans
amour le monde retomberait dans le chaos de l'inconscience.
La conscience est, en vérité, la créatrice de l'univers,
mais l'amour est son sauveur. Seule l'expérience consciente peut
donner un aperçu de ce qu'est l'amour, de son pourquoi et de son
comment. Toute transcription verbale est nécessairement un travestissement
mental de ce qui échappe de toute part à l'expression. Les
philosophes, les mystiques, les occultistes s'y sont tous essayés,
mais en vain. Je n'ai pas la prétention de réussir là
où ils ont échoué. Mais je veux dire en termes aussi
simples que possible ce qui, sous leur plume, prend des formes si abstraites
et compliquées. Mes mots n'auront pas d'autre but que de mener vers
l'expérience vécue, et ils veulent pouvoir y mener même
un enfant.
L'amour, dans son essence, est la joie de l'identité ; il trouve
son ultime expression dans la félicité de l'union. Entre les
deux sont toutes les phases de sa manifestation universelle.
Au début de cette manifestation, dans la pureté de son origine,
l'amour est constitué de deux mouvements, les deux pôles complémentaires
de l'élan vers la fusion complète. C'est d'une part le pouvoir
d'attraction suprême et de l'autre le besoin irrésistible du
don absolu de soi. Aucun mouvement ne pouvait mieux et plus que celui-là
jeter un pont sur l'abîme qui se creusa quand, dans l'être individuel,
la conscience se sépara de son origine et devint inconscience.
Il fallait ramener à soi ce qui avait été projeté
dans l'espace, sans pour cela annuler l'univers ainsi créé.
C'est pourquoi l'amour jaillit, puissance d'union irrésistible.
Il a plané au-dessus de l'ombre et de l'inconscience, il s'est dispersé,
pulvérisé au sein de l'insondable nuit ; et c'est à
partir de ce moment-là que commença l'éveil et l'ascension,
la lente formation de la matière et sa progression sans fin. N'est-ce
point l'amour, sous une forme dévoyée et obscurcie, qui est
associé à toutes les impulsions de la nature physique et vitale,
comme l'élan de tout mouvement et de tout groupement, devenant tout
à fait perceptible dans le règne végétal ; chez
l'arbre et la plante, c'est le besoin de croître pour obtenir plus
de lumière, plus d'air, plus d'espace ; chez les fleurs, c'est le
don de leur beauté et de leur senteur dans un épanouissement
amoureux ; et ensuite chez les animaux n'est-il pas derrière la faim,
la soif, le besoin d'appropriation, d'expansion, de procréation,
en résumé, derrière tout désir, conscient ou
non, et chez les espèces supérieures, dans le dévouement,
plein d'abnégation de la femelle pour ses petits. Cela nous conduit
tout naturellement à l'espèce humaine où, avec l'avènement
triomphal de l'activité mentale, cette association atteint son point
culminant, car elle est devenue consciente et voulue. En effet, dès
que le développement terrestre l'a rendu possible, la nature s'est
avisée d'utiliser cette sublime force d'amour pour la mettre au service
de son oeuvre créatrice, en l'associant, la mélangeant à
son mouvement de procréation. Cette association est même devenue
si étroite, si intime que fort peu de consciences humaines sont assez
éclairées pour pouvoir dissocier les mouvements l'un de l'autre
et les éprouver séparément. Et c'est ainsi que l'amour
a subi toutes les dégradations, c'est ainsi qu'il a été
avili au niveau de la bête.
C'est à partir de ce moment-là aussi qu'apparaît clairement
dans les oeuvres de la nature, sa volonté de reconstruire par étapes
et gradations l'unité primordiale à l'aide de groupements
de plus en plus nombreux et complexes. Après s'être servie
de la force d'amour pour rapprocher un être humain d'un autre et pour
créer le groupe duel, origine de la famille, après avoir rompu
les limites étroites de l'égoïsme personnel pour le changer
en un égoïsme à deux, par la venue des enfants elle produit
une entité plus complexe, la famille, et au cours des temps, à
l'aide des associations multiples entre familles, des inter-échanges
individuels et du mélange des sangs, les groupements plus grands
sont formés : clans, tribus, castes, classes, pour aboutir à
la création des nations. Le travail de groupement s'accomplit simultanément
sur les différents points du monde, cristallisé dans les races
diverses ; et peu à peu la nature fera fusionner ces races elles-mêmes
dans son effort pour construire une base matérielle et réelle
à l'unité humaine.
Pour la conscience de la majorité des hommes, tout cela est l'effet
des hasards de la vie ; ils ne se rendent pas compte de la présence
d'un plan d'ensemble et ils prennent les circonstances comme elles viennent,
plus ou moins bien selon leur caractère ; les uns sont satisfaits,
les autres mécontents.
Parmi les satisfaits, il y a une certaine catégorie de gens qui sont
parfaitement adaptés aux manières d'être de la nature,
ce sont les optimistes. Pour eux les jours sont plus brillants parce qu'il
y a les nuits, les couleurs sont vives à cause des ombres, les joies
sont plus intenses à cause des souffrances, la douleur donne un plus
grand charme au plaisir, les maladies octroient toute sa valeur à
la bonne santé ; j'en ai même entendu dire qu'ils se réjouissaient
d'avoir des ennemis parce que cela leur faisait apprécier davantage
leurs amis ; en tout cas, pour tous ceux-là, les activités
sexuelles sont une des occupations les plus savoureuses, les satisfactions
gastronomiques font partie des délices de la vie dont on ne saurait
se passer, et il est tout à fait normal de mourir puisqu'on est né
: cela met fin à un voyage qui, s'il durait trop longtemps, deviendrait
fastidieux.
En résumé, ils trouvent la vie très bien telle qu'elle
est et ne se soucient pas de savoir si elle a une raison ou un but ; ils
ne se tourmentent pas de la misère des autres et ne voient aucune
nécessité au progrès.
Ceux-là, n'essayez jamais de les convertir, ce serait
une faute grave. Si par malheur ils vous écoutaient, ils perdraient
leur équilibre actuel sans pouvoir en trouver un autre. Ils ne sont
pas prêts pour une vie intérieure, mais ce sont les favoris
de la nature avec laquelle ils sont dans une alliance très intime
et cette réalisation ne doit pas être inutilement dérangée.
À un degré moindre et surtout d'une façon moins durable,
il y a d'autres satisfaits dans le monde. Leur satisfaction est due à
la magie contenue dans l'action de l'amour. Chaque fois qu'un être
rompt les limites étroites dans lesquelles son ego l'emprisonne,
pour jaillir à l'air libre dans le don de soi-même, que ce
soit à un autre être humain, ou à sa famille, à
sa patrie ou à sa foi, il trouve dans cet oubli de soi un avant-goût
des joies merveilleuses de l'amour, et cela lui donne l'impression qu'il
entre en contact avec le Divin ; mais le plus souvent ce n'est qu'un contact
fugitif, parce que dans l'être humain l'amour est tout de suite mélangé
à des mouvements égoïstes et inférieurs, qui l'avilissent
et lui enlèvent la puissance de sa pureté. Mais même
s'il restait pur, ce contact avec une existence divine ne pourrait pas toujours
durer ; parce que l'amour n'est qu'un aspect du Divin et un aspect qui,
ici-bas, a subi les mêmes déformations que les autres.
D'ailleurs, toutes ces expériences sont fort bonnes et utiles pour
l'homme ordinaire, qui suit la voie normale de la nature dans sa marche
trébuchante vers l'unité future. Mais elles ne peuvent contenter
ceux qui veulent hâter le mouvement, ou plutôt qui aspirent
à appartenir à un autre genre de mouvement plus direct, plus
rapide, à un mouvement exceptionnel qui les libérera de l'humanité
ordinaire et de sa marche interminable, afin qu'ils puissent participer
à l'avance spirituelle qui les mènera par les chemins les
plus prompts vers la création de la race nouvelle, celle qui exprimera
la vérité supramentale sur la terre. Ces êtres d'élite
doivent rejeter toute forme d'amour entre êtres humains, car si beau,
si pur soit-il, il produit une sorte de court-circuit et coupe la connexion
directe avec le Divin.
Pour celui qui a connu l'amour du Divin, toutes les autres formes de l'amour
sont obscures, trop mélangées de petitesses, d'égoïsmes
et d'ombres ; elles ressemblent à un marchandage ou à une
lutte pour la suprématie et la domination ; et même chez les
meilleurs elles sont pleines de malentendus et de susceptibilités,
de froissements et d'incompréhensions.
En outre, c'est un fait bien connu que l'on finit par ressembler à
ce que l'on aime. Si donc vous voulez ressembler au Divin, n'aimez que Lui.
Seul celui qui a connu l'extase de l'échange d'amour avec le Divin
peut savoir à quel point tout autre échange, quel qu'il soit,
est en comparaison fade, terne et sans force. Et même s'il faut la
plus austère discipline pour arriver à cet échange-là,
rien n'est trop dur, trop long ou trop sévère pour y atteindre,
car il surpasse toute expression.
C'est cet état merveilleux que nous voulons réaliser sur terre,
c'est lui qui pourra transformer le monde pour en faire un lieu d'habitation
digne de la Présence Divine. Et alors l'amour vrai et pur pourra
s'incarner dans un corps qui ne sera plus pour lui un déguisement
et un voile. Bien des fois, pour rendre la discipline plus facile et pour
créer une intimité plus proche et plus aisément perceptible,
le Divin sous sa forme d'amour la plus haute a voulu se revêtir d'un
corps physique semblable en apparence aux corps humains ; mais chaque fois,
enfermé dans les formes grossières de la matière, il
n'est arrivé à exprimer qu'une caricature de lui-même.
Et pour pouvoir se manifester dans la plénitude de sa perfection,
il attend seulement que les êtres humains aient fait quelques progrès
indispensables dans leur conscience et dans leur corps ; car la vulgarité
de la vanité de l'homme et la stupidité de sa fatuité
prennent le sublime amour divin, quand il s'exprime dans une forme humaine,
pour un signe de faiblesse, de dépendance et de besoin.
Pourtant l'homme sait déjà, obscurément d'abord mais
de plus en plus clairement à mesure qu'il s'approche davantage de
la perfection, que seul l'amour est capable de mettre fin aux souffrances
du monde ; seules les joies ineffables de l'amour dans son essence peuvent
balayer de l'univers la douleur cuisante de la séparation ; car c'est
seulement dans l'extase de l'union suprême que la création
découvrira sa raison d'être et son accomplissement.
Voilà pourquoi aucun effort n'est trop ardu, aucune austérité
trop rigoureuse pour illuminer, purifier, perfectionner, transformer la
substance physique afin qu'elle ne cache plus le Divin quand il prend forme
extérieure en elle. Car alors pourra s'exprimer librement dans le
monde cette merveilleuse tendresse divine qui a le pouvoir de changer la
vie en un paradis de douce joie.
Ceci, me direz-vous, est l'aboutissement, le couronnement de l'effort, la
victoire finale ; mais pour arriver jusque-là que faut-il faire ?
Quel est le chemin à suivre et quels sont les premiers pas sur la
route ?
Puisque nous avons décidé de garder l'amour dans sa splendeur
pour notre relation personnelle avec le Divin, nous le remplacerons dans
nos relations avec autrui par une bienveillance et une bonne volonté
totales et invariables, constantes et sans égoïsme ; elles ne
s'attendront à aucune récompense, aucune reconnaissance, à
aucune récognition même. Quelle que soit la façon dont
vous serez traité par les autres, vous ne permettrez jamais à
aucun mauvais sentiment de s'emparer de vous ; et dans votre amour sans
mélange pour le Divin, vous le laisserez entièrement juge
de la manière dont il faut vous protéger et vous défendre
contre l'incompréhension et la mauvaise volonté des autres.
C'est du Divin seul que vous attendrez vos joies et vos plaisirs. C'est
en lui seul que vous chercherez et trouverez l'aide et le soutien. Il vous
consolera de toutes vos peines, vous conduira sur le chemin, vous redressera
si vous trébuchez et, si des moments de défaillance et d'épuisement
se produisent, c'est Lui qui vous recevra dans ses puissants bras d'amour
et vous enveloppera de sa douceur réconfortante.
Pour éviter tout malentendu, je tiens à dire ici que, par
suite des exigences de la langue dans laquelle je m'exprime, je suis obligée
de me servir du genre masculin quand je mentionne le Divin. Mais en fait
la réalité d'amour dont je parle est au-delà et au-dessus
de tout genre, masculin ou féminin, et quand elle s'incarne dans
un corps humain, elle le fait indifféremment, dans un corps d'homme
ou de femme suivant les besoins de l'oeuvre à accomplir.
En résumé, l'austérité du sentiment consiste
donc à abandonner tout attachement affectif, de quelque nature qu'il
soit, amoureux, familial, patriotique ou autre, pour se concentrer dans
un attachement exclusif pour la Réalité Divine ; cette concentration
trouvera son aboutissement dans une identification intégrale et servira
d'instrument à la réalisation supramentale sur la terre.
Ceci nous mène tout naturellement aux quatre libérations qui
seront les aspects concrets de cet accomplissement. La libération
des sentiments sera en même temps la libération de la souffrance,
dans une réalisation totale de l'unité supramentale.
La libération mentale, ou libération de l'ignorance, établira
dans l'être le mental de lumière, ou conscience gnostique,
dont l'expression aura la puissance créatrice du verbe.
La libération vitale, ou libération des désirs, donne
à la volonté individuelle le pouvoir de s'identifier parfaitement
et consciemment à la volonté divine et produit la paix et
la sérénité constantes, ainsi que la puissance qui
en résulte.
Enfin, couronnant tout le reste, vient la libération physique, ou
libération de la loi des conséquences matérielles.
Par la maîtrise totale de soi, on n'est plus l'esclave des lois de
la nature, qui font agir par impulsions subconscientes ou semi-conscientes
et maintiennent dans l'ornière de la vie ordinaire. Grâce à
cette libération, c'est en toute connaissance de cause qu'on peut
décider du chemin à suivre, choisir l'action à accomplir
et se dégager de tout déterminisme aveugle, pour ne laisser
intervenir dans le cours de la vie que la volonté la plus haute,
la connaissance la plus vraie, la conscience supramentale.
Bulletin, août 1953
La Mère
in "Éducation" pages 55-82
publié par Sri
Aurobindo Ashram - Pondichéry - Inde 1981
diffusé par SABDA
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