I
On parle souvent de la conquête de la Nature. On dit même
que là est la raison d'être de l'être humain. Qu'entendons-nous
donc par ce terme ?
La science moderne européenne conquiert la nature d'une certaine
manière. Elle a atteint quelque espèce et quelque capacité
de contrôle et de conquête, et même dans certains domaines
une grande capacité ; mais si grande ou frappante qu'elle puisse
être sur son propre terrain, elle ne touche pas à l'homme
dans sa plus profonde réalité et ne lui apporte pas de changement
vrai dans sa destinée ou dans son être, car la partie la
plus vitale de la nature est la région des forces de vie, les pouvoirs
de maladie, de l'âge et de la mort, de lutte, d'avidité,
de convoitise, tous les instincts de la brute dans l'homme, toutes les
forces sombres et primitives, les forces de l'ignorance qui forment le
vrai fondement de la nature et du monde et de l'homme. Ensuite, lorsque
nous nous élevons dans le monde du mental, nous trouvons une région
claire-obscure où le mensonge se masque en vérité,
où les préjugés circulent comme des réalités,
où de simples notions gouvernent comme autant d'idéals.
Telle est la nature actuelle de l'homme, avec son triple noyau du mental,
de la vie et du corps, qui est là pour être combattu et conquis.
C'est la nature inférieure, dont parlent les anciens, qui maintient
l'homme en bas, inexorablement dans un
dharma inférieur,
un mode de vie imparfait, la vie qui est et a été l'ordre
humain ordinaire jusqu'à aujourd'hui. Aucune action humaine, qu'elle
soit intéressée ou désintéressée, ne
peut mouvoir cette roue de la nature, même de l'épaisseur
d'un cheveu, hors du sentier qui a été tracé jadis.
La nature et la société humaines ont été construites
et sont gouvernées par les forces de cette nature inférieure,
et quels que soient les maniements et remaniements que nous puissions
faire dans ces facteurs et ces éléments apparents, le schéma
général et la forme fondamentale de la vie jamais ne changent.
Pour déplacer la terre (et conquérir la nature ne signifie
rien moins que cela) et lui donner une autre orbite, on doit trouver un
point d'appui en dehors de la terre.
Sri Aurobindo ne prêche pas la fuite de la vie et une retraite dans
l'infini passif et silencieux, comme certains activistes dans l'Inde l'en
accusent ; le but de la vie n'est pas, selon lui, l'extinction de la vie.
Il ne se contente pas non plus d'admettre, pour cette même raison,
qu'il vaut mieux vivre la vie dans la ronde ordinaire de son
dharma
non régénéré. Si la première solution
est une impasse, la seconde est un cercle vicieux ; ni l'une ni l'autre
ne mène nulle part.
La
sâdhanâ de Sri Aurobindo part de la perception d'un
pouvoir qui est au delà de la nature ordinaire et pourtant son
maître inévitable, un point d'appui, ainsi que nous l'avons
dit, en dehors de la terre. Car ce qui est requis d'abord est la découverte
et la manifestation dans l'homme d'une nouvelle conscience qui accomplira
par la pression même et l'accomplissement de sa loi un renversement
absolu de la nature de l'homme. Ce sont les
asuras qui en ce moment
sont maîtres de l'humanité, car il y a bien longtemps que
l'homme se laisse créer à l'image de l'
asura ; pour
déloger les
asuras, les dieux dans leur souveraine puissance
doivent être forgés dans l'être humain et entrer dans
le jeu. C'est une tâche prodigieuse, quelques-uns diraient impossible
; mais elle est fort éloignée du quiétisme ou du
passivisme. Sri Aurobindo est dans la retraite, mais c'est une retraite
seulement du champ extérieur des activités physiques présentes
et de leurs actualités apparentes, non pas des forces et des actions
vraies de la vie. C'est la retraite nécessaire à celui qui
doit rentrer en lui-même pour conquérir un plan nouveau de
pouvoir créateur, pour assurer une entrée directe dans le
monde des forces de base, ou des réalités fondamentales,
dans le coeur flamboyant des choses où toutes les actualités
sont nées et prennent leur première forme, c'est la découverte
d'une dynamo d'énergie prodigieuse et des moyens de la mettre au
service de la vie terrestre.
II
Quand Sri Aurobindo déclara : « Notre yoga n'est pas pour
nous-même, mais pour l'humanité », un grand nombre de
nos compatriotes - modernisés et occidentalisés - poussèrent
un soupir de soulagement et pensèrent que la grande âme n'était
pas, après tout, entièrement perdue pour le monde, et que
son nom n'était pas un nom de plus à ajouter à la
longue liste des
sannyâsins que l'Inde a produits au cours
des siècles. On comprit que son yoga était un yoga moderne,
dédié au service de l'humanité. Et si ce service
n'était pas toute la somme, toute la substance de sa spiritualité,
c'en était tout au moins la fin profitable et la consommation.
Son yoga était une sorte d'art destiné à explorer,
à harnacher certains pouvoirs invisibles afin de rendre la vie
humaine meilleure par un moyen qui réussirait mieux que ne peuvent
espérer le faire les simples méthodes rationnelles et scientifiques.
Sri Aurobindo vit que le coeur même de son enseignement était
faussé par cette interprétation ordinaire de ses paroles.
Aussi changea-t-il, sa formule et dit-il : « Notre yoga n'est pas
pour l'humanité, mais pour le Divin. » Je crains que ce changement
de front, cette volte-face apparente, ne soit pas bien accueilli dans
certains milieux qui croient devoir abandonner tout espoir de le voir
revenir travailler pour le pays ou pour le monde et en viennent à
le considérer de nouveau, irrévocablement, comme un métaphysicien
rêveur, éloigné des choses physiques, et même
aussi stérile que l'Absolu (Brahman) Immuable.
Afin de mieux nous approcher de l'idéal pour lequel travaille Sri
Aurobindo, nous pouvons réunir avec avantage les deux formules
qu'il nous a données, et dire que sa mission est de trouver et
d'exprimer le Divin dans l'humanité. Le service qu'il veut rendre
à l'humanité, c'est de faire que le Divin s'y manifeste
et s'y incarne. Son but n'est pas seulement une amélioration, mais
un changement total, une transformation complète : la divinisation
de la vie humaine.
Ici aussi l'on doit se garder de certains malentendus possibles. La transformation
de la vie humaine ne signifie pas nécessairement que l'humanité
entière sera changée en une race de dieux ou d'êtres
divins ; cela veut dire l'évolution ou l'apparition sur terre d'un
type supérieur d'humanité - de même que l'homme a
évolué hors de l'animalité en un type supérieur
d'animalité, sans que pour cela le règne animal tout entier
ne soit transformé en humanité.
En ce qui concerne la possibilité d'une telle consommation - et
Sri Aurobindo dit qu'elle n'est pas seulement possible, mais inévitable,
- on doit se souvenir que la force qui accomplira ce résultat,
et qui est déjà au travail, n'est pas un pouvoir humain
individuel, si grand qu'il puisse être, mais le Divin lui-même
; c'est la propre Shakti du Divin qui travaille pour le but prédéterminé.
C'est là le coeur véritable du mystère, la clé
maîtresse du problème. La venue de la race supra-humaine
ou divine - si prodigieux ou miraculeux que puisse paraître le phénomène
- peut devenir une chose d'actualité pratique, précisément
parce que ce n'est pas l'instrument humain qui l'a entreprise, mais le
Divin lui-même dans sa Puissance, sa Sagesse et son Amour suprêmes.
La descente du Divin dans la nature humaine ordinaire afin de la purifier,
de la transformer et de s'y loger est tout le secret de la
sâdhanâ
dans le yoga de Sri Aurobindo. Le
sâdhak doit seulement
rester tranquille et silencieux, plein d'une aspiration calme, ouvert,
consentant, réceptif à la force unique ; il n'a pas besoin,
et il ne doit pas essayer, de faire des choses par un effort indépendant
et personnel, mais les faire faire ou les laisser faire dans la conscience
consacrée, par le Divin Maître ou Guide. Tous les autres
yogas ou disciplines spirituelles dans le passé envisageaient une
ascension de la conscience, sa sublimation dans la conscience de l'Esprit,
sa fusion et sa dissolution finales en lui. Si même on y envisageait
la descente de la Conscience divine, pour préparer sa demeure définitive
dans la nature humaine dynamique et pragmatique, ce n'était pas
le thème principal des efforts et des réalisations. De plus,
la descente dont il est parlé ici est la descente, non pas d'une
conscience divine, car il y a beaucoup de variétés de consciences
divines, mais de la conscience même du Divin, du Divin lui-même,
avec sa Shakti, car c'est elle qui oeuvre directement pour la transformation
évolutive de notre époque.
Je n'ai pas dessein ici d'entrer dans les détails quant au sens
exact de la descente, à son processus, aux lignes d'activité
employées et aux résultats obtenus. Car il se produit vraiment
une descente réelle : la Lumière divine pénètre
d'abord dans le mental et commence là son travail de purification,
bien que ce soit toujours le coeur intérieur qui reconnaisse le
premier l'essence divine et donne son assentiment à l'action divine.
Le mental, c'est-à-dire le mental supérieur, est en effet
le sommet de la conscience humaine ordinaire et reçoit plus facilement
et promptement les radiations qui descendent. Du mental, la Lumière
filtre dans les régions plus denses des émotions et des
désirs, de l'activité de la vie et du dynamisme vital -
finalement elle descend dans la matière grossière elle-même,
dans le roc dur et obscur du corps physique, qui lui aussi doit être
illuminé et prendre les vraies formes et aspects de la lumière
suprême. Le Divin dans sa grâce qui descend est le Maître
Architecte, qui bâtit lentement mais sûrement l'édifice
aux multiples chambres et étages qui sont la nature et la vie humaines
dans le moule de la divine vérité, avec son jeu parfait
et sa suprême expression. Mais cela ne peut être considéré
de près que lorsqu'on est déjà bien engagé
dans le mystère du sentier et qu'on a acquis les premiers éléments
essentiels d'un initié.
La réalisation sur
la terre d'une vie spirituelle ou divine
est par-dessus tout un acte de beauté, une oeuvre d'art ; car du
point de vue des réalités essentielles et intérieures
il apparaîtrait que la spiritualité, si elle n'est pas l'art
le plus haut, est au moins la base des arts. Si art signifie exprimer
l'âme des choses, puisque l'âme vraie des choses est l'élément
divin en elles, il faut certainement accorder à la spiritualité,
à la discipline de se mettre en contact avec l'Esprit, le Divin,
la place royale dans la hiérarchie des arts ; car c'est l'art de
la vie. Faire de la vie un travail parfait de beauté pure dans
ses lignes, sans défaut dans ses rythmes, rempli de force, irisé
de lumière, vibrant avec délices - une incorporation du
Divin, en un mot - est l'idéal le plus haut de la spiritualité.
Vue ainsi, la spiritualité - celle que pratique Sri Aurobindo -
est le « nec plus ultra » de la création artistique.
III
Le yoga de Sri Aurobindo est dans la ligne directe du yoga propre de la
nature. La nature a un yoga qu'elle suit infailliblement et inévitablement,
car il est la loi la plus secrète de son être. Yoga signifie
essentiellement un changement ou une transformation, une élévation
et un élargissement de la conscience qui sont effectués
par la communion ou l'union ou l'identification avec une conscience plus
haute et plus vaste.
Ce procédé d'un développement d'une conscience dans
la nature est précisément ce qu'on appelle évolution.
C'est un principe de conscience de plus en plus haut, jusqu'à présent
enveloppé et caché derrière le voile, qui est apporté
et fixé dans la conscience terrestre comme un facteur dynamique
dans le travail manifeste de la nature. Ainsi la première phase
de l'évolution est l'état de la matière inconsciente,
des éléments physiques sans vie. La deuxième phase
est celle de la vie demi-consciente dans la plante, la troisième,
celle de la vie consciente dans l'animal ; et finalement la quatrième
phase, où nous sommes à présent, est celle de la
vie consciente de soi incarnée dans l'homme.
Le cours de l'évolution n'est pas arrivé à un point
final avec l'homme. Selon Sri Aurobindo, la prochaine phase que la nature
envisage, et qu'elle travaille à faire apparaître et à
établir, est la vie, à présent supraconsciente pour
nous, incarnée dans un type encore supérieur d'êtres
créés, celui du surhomme ou de l'homme-dieu. Le principe
de conscience qui déterminera la nature et la construction de cet
être nouveau est un principe spirituel au delà du principe
mental que l'homme incarne maintenant : on peut l'appeler Supramental
ou Gnose.
Car jusqu'à présent le mental a été le dernier
terme de la conscience évoluante ; le mental, tel qu'il est développé
dans l'homme, est l'instrument le plus haut, construit et organisé
par la nature, à travers lequel l'être conscient de soi peut
s'exprimer lui-même. C'est pourquoi le Bouddha a dit : le mental
est le premier de tous les principes, le mental est le plus haut de tous
les principes, en vérité le mental est ce qui constitue
tous les principes. Le mental précède tous les
dharmas
(lois ; principes).
Mano puvvangama dhamma. La conscience au delà
du mental n'a pas encore été rendue un élément
visible et dynamique dans la vie sur terre ; les saints et les voyants
en ont eu des aperçus ou y ont pénétré à
des degrés différents et de façons variées
; elle a jeté ses illuminations dérivées dans les
activités créatrices des poètes et des artistes,
dans les plus beaux et plus nobles élans des héros et des
grands hommes d'action. Mais l'extrême de ce qui a été
accompli, le sommet qui ait été atteint dans cette direction,
et qu'on peut donner comme exemple dans les disciplines spirituelles,
oblige à un retrait hors du cycle d'évolution, à
une immersion et une absorption dans l'état statique qui est entièrement
au delà de lui et qui demeure pour ainsi dire à l'extrême
opposé, l'Esprit en soi,
Atman,
Brahman,
Sachchidânanda,
Nirvâna, le premier sans second, le zéro sans unité.
Le premier contact que l'on obtient avec cette super-réalité
statique est à travers les plus hauts domaines du mental : une
communion plus directe et intime s'établit à travers un
plan qui est juste au-dessus du mental - le surmental ainsi que le nomme
Sri Aurobindo. Le surmental dissout ou surpasse la conscience de l'ego
qui limite l'être à sa formation individualisée, liée
par une structure ou gaine extérieure étroite du mental,
de la vie et du corps ; il révèle le Soi et l'Esprit universels,
la divinité cosmique et ses myriades de forces projetant des myriades
de formes ; là, l'existence du monde apparaît comme un jeu
de voiles toujours changeant, sur la face d'une ineffable réalité,
comme un cycle mystérieux de création et de destruction
perpétuelles ; c'est l'écrasante vision donnée par
Sri Krishna à Arjuna dans la Gîtâ. D'autre part l'expérience
initiale et plus intense qu'apporte cette conscience cosmique est l'extrême
relativité, la contingence et le transitoire de tout le flux, et
il y a une nécessité qui semble logique et psychologiquement
impérative, c'est celle d'échapper dans l'éternel
substratum, qui est l'ineffable absolu.
Telle a été
la plus haute consommation, le but suprême
que la plus pure expérience spirituelle et l'aspiration le plus
profonde de la conscience humaine ont généralement cherché
à atteindre. Mais de cette manière, le monde ou la création
ou la nature en vinrent finalement à être considérés
comme fondamentalement un produit de l'ignorance ;
l'ignorance,
la souffrance, l'incapacité et la mort furent déclarées
être l'estampille même des choses terrestres. La lumière
qui demeure au-dessus et au delà peut répandre pour un temps
un certain éclat sur l'obscurité mortelle, mais jamais ne
peut l'éliminer ni la changer entièrement. Vivre dans la
pleine lumière, être en elle et en faire partie veut dire
passer au delà. Non qu'il n'y ait eu d'autres voies ou types d'expériences
et aspirations spirituelles, mais celle que nous considérons a
toujours frappé la corde majeure et dominé et noyé
tout le reste.
Il n'est pas nécessaire que la conscience illusoire initiale du
surmental amène à la connaissance statique brahmique ou
à
shûnyam, néant (stérile, statique)
seul. A dire vrai, il y a dans ce processus particulier de conscience
une lacune entre les deux, entre
Mâyâ et
Brahman,
comme si l'on ne pouvait passer de l'un à l'autre que par un saut.
Cette lacune est comblée dans le yoga de Sri Aurobindo par le principe
du supramental, non synthétique et analytique dans sa connaissance
comme le surmental et l'intelligence mentale la plus haute, mais inévitablement
unitaire, même dans l'extrême diversité.
Le supramental. est la conscience qui est la vérité, à
la fois statique et dynamique, existant en soi et créative ; dans
le supramental, la conscience brahmique -
Sachchidânanda
- est consciente de soi et toujours manifestée et incarnée
dans les pouvoirs fondamentaux de vérité et dans les formes
de vérité pour le jeu de la création ; le supramental
est le plan où l'Unique s'épanouit dans le Multiple et où
le Multiple cependant reste un, n'étant lui-même que des
expressions variées du soi, de l'Unique ;
- et le sachant
- il développe les archétypes spirituels, les noms et formes
divins de toutes les individualisations d'une existence qui évolue.
Les Upanishads parlent de sentiers solaire et lunaire dans la conscience
spirituelle. Peut-être font-elles allusion à ces deux lignes
- l'une, à travers la conscience mâyique du surmental, pénètre
dans la félicité statique, dans le néant extatique,
et l'autre monte encore plus loin, vers l'état solaire, qui est
une masse, une mer, une infinité de cette lumière et de
cette extase, mais qui, au même moment, peut s'exprimer et s'incarner
dans la Vérité Conscience créative (
Sûrya
savitri).
Dans le supramental les choses existent dans leur parfaite réalité
spirituelle ; chacune est consciemment la réalité divine
dans son essence transcendante, son extension cosmique, son individualité
spirituelle ; on y trouve la diversité d'une existence manifestée,
mais la séparation mutuellement exclusive n'a pas encore paru.
L'ego, le noeud de la séparation, apparaît comme une phase
plus tardive et plus basse de l'involution. Ce qu'il y a ici, c'est le
noeud indivisible de centres individualisateurs de l'éternelle
vérité de l'être. Là où le supramental
et le surmental se rencontrent, on peut voir les multiples divinités,
chacune distincte dans ses propres vérité, beauté
et pouvoir, et pourtant toutes ensemble formant l'unique conscience suprême
infiniment composée et inaliénablement intégrale.
Quand on remonte au Supramental on voit quelque chose de plus : l'unité
amasser en elle toutes les diversités sans les détruire,
mais annuler et repousser la conscience séparative qui est le commencement
de l'ignorance. La première ombre de la conscience illusoire, la
possibilité initiale du mouvement de l'ignorance se présente
quand la lumière supramentale entre dans la pénombre de
la sphère mentale. Le mouvement du Supramental est le mouvement
de la lumière sans obscurité, directe, non vacillante, fixe,
absolue.
La force ici contient et maintient dans leur unité de réalité
les lignes nombreuses, mais non séparées, de la vérité
essentielle et inaltérée ; sa marche est la progression
inévitable de chacune des vérités, dont chacune pénètre
et soutient toutes les autres, et pour cela sa création, son jeu
ou action n'admet ni épreuve, ni faux-pas, ni tâtonnement,
ni déviation ; car chaque vérité repose sur toutes
les autres et sur Cela qui les harmonise toutes et n'agit pas comme un
pouvoir en divergence, ni même en concurrence avec les autres pouvoirs
de l'être. Dans le surmental commence le jeu des possibilités
divergentes, - les certitudes simples, directes, unies et absolues de
la conscience supramentale se retirent, pour ainsi dire d'un pas et commencent
à se réaliser par l'interaction de forces d'abord séparément
individualisées et ensuite contraires et contradictoires. Dans
le surmental se trouve une unité consciente sous-jacente ; néanmoins
chaque pouvoir, chaque vérité, chaque aspect de cette unité
est encouragé à accomplir ses possibilités comme
si c'était suffisant pour lui-même, et les autres sont employées
par lui pour son propre enrichissement, jusqu'à ce que dans les
régions plus denses et plus sombres au-dessous du surmental cela
tourne en conflits et batailles aveugles, et semble-t-il, en sélection
par le hasard. A l'origine, création ou manifestation signifie
la concrétisation ou la dévolution des pouvoirs de l'Être
conscient dans un jeu de diversités unies ; mais la ligne de la
création qui se termine dans la matière pénètre
de plus en plus des formes et des forces obscures, et finalement se produit
l'éclipse virtuelle de la lumière suprême de la conscience
divine.
La création descendant vers l'ignorance devient une involution
de l'Esprit dans la matière, à travers le mental et la vie
- l'évolution est un mouvement en arrière, un voyage de
retour de la matière vers l'Esprit, elle est le déroulement,
la découverte et la délivrance graduels de l'Esprit, l'ascension
et la révélation de la conscience involuée à
travers une série de réveils ; la matière s'éveillant
à la vie, la vie s'éveillant au mental et le mental cherchant
à s'éveiller à quelque chose au-dessus du mental
dans un pouvoir de l'esprit conscient.
Le résultat apparent ou réel du mouvement de nescience -
d'involution - a été une négation croissante de l'Esprit
; mais son but caché est finalement d'incarner l'Esprit dans la
matière pour exprimer ici dans le temps et l'espace cosmiques les
splendeurs de la réalité hors du temps.
Le corps matériel en apparaissant apporte avec lui, inévitablement,
semble-t-il, la mortalité ; il a l'air même d'être
façonné de mortalité afin que dans ce cadre et champ
de la mortalité, l'immortalité, l'éternel Esprit-Conscience
qui est la vérité et la réalité secrètes,
dans le Temps lui-même aussi bien que derrière lui, puisse
être établie et que le Divin puisse être possédé,
ou plutôt se possède lui-même, non de la façon
invariable de la conscience statique, comme il le fait même maintenant
derrière le jeu cosmique, mais dans le jeu lui-même et dans
ses modes multiples de l'existence terrestre.
IV
Le secret de l'évolution, ai-je dit, est un élan vers la
libération et l'épanouissement de la conscience hors d'une
inconscience apparente. Dans les premiers degrés le mouvement est
très lent et graduel, c'est le procédé primitif inconscient
de la nature. Dans l'homme il acquiert la possibilité d'être
conscient et par suite plus rapide et concentré. C'est en réalité
la fonction du yoga même : accomplir l'évolution de la conscience
en accélérant le procédé de la nature par
la volonté consciente de soi de l'homme.
Un organe de l'être humain a été spécialement
développé pour devenir l'instrument effectif de ce procédé
accéléré yoguique. La conscience de soi, dont j'ai
parlé comme étant le caractère distinctif de l'homme,
est une faculté, de cet organe. C'est l'âme de l'homme, son
être psychique ; à l'origine, cette âme est l'étincelle
de la conscience divine qui descendit et s'involua dans la matière,
et qui depuis s'efforce de se libérer par la marche en avant de
l'évolution ; dans l'homme elle a atteint une croissance et un
pouvoir suffisants pour arriver, de derrière le voile, si près
de la surface, qu'elle puisse maintenant conduire et mouler sa conscience
extérieure. Elle est aussi le canal à travers lequel la
conscience divine peut se déverser dans les niveaux inférieurs
de la nature humaine. Elle est « l'être pas plus grand qu'un
pouce, toujours assis au dedans du coeur » dont parlent les Upanishads.
Elle est aussi la base de la vraie individualité et de l'identité
personnelle. Pour l'individu, elle est de plus la réflexion ou
l'expression dans la nature évoluante de son soi essentiel -
jîvâtman
- qui est au-dessus, éternelle portion du Divin, un avec le Divin
sans pourtant être dissous ni perdu en lui. L'être psychique
est ainsi, d'une part en contact direct avec le Divin et la conscience
supérieure et d'autre part le soutien secret et le contrôleur
(
bhartâ,
antaryâmin) de la conscience inférieure,
le noyau caché autour duquel le corps, la vie et le mental de l'individu
sont construits et organisés.
Le premier pas décisif dans le yoga est franchi quand on devient
conscient de l'être psychique, ou, regardé de l'autre côté,
quand l'être psychique passe devant et prend possession de l'être
extérieur, commence à initier et à influencer les
mouvements du mental, de la vie et du corps et graduellement les libère
de la ronde ordinaire de la nature ignorante. L'éveil de l'être
psychique signifie, comme je l'ai dit, non seulement un approfondissement
et une élévation de la conscience et sa délivrance
de l'obscurité et de la limitation de la Prakriti inférieure,
enfermée dans le triple état inférieur, dans ce qui
est derrière et au delà ; il signifie aussi un retour de
la conscience profonde et supérieure sur l'hémisphère
inférieur et en conséquence la purification, l'illumination,
la régénération de ce dernier. Finalement, quand
l'être psychique est en pleine possession de soi et de son pouvoir,
il peut être le véhicule de la conscience supramentale directe
qui pourra alors agir librement et absolument. pour la transformation
entière de la conscience extérieure, sa transfiguration
dans un corps parfait de la Vérité-Conscience ; en un mot
sa divinisation.
Voici donc le secret : la transformation, et non l'abandon ou l'anéantissement
de la nature humaine ordinaire ; d'abord et avant tout sa « psychicisation
» c'est-à-dire la faire mouvoir, vivre et exister en communion
et identification avec la lumière de l'être psychique, et
deuxièmement, à travers l'âme, et à travers
le mental, la vie et le corps, qui vivent de l'âme et dans l'âme,
ouvrir le passage à la conscience supramentale et laisser celle-ci
descendre ici-bas pour travailler et accomplir.
L'âme, ou être vrai, dans l'homme élevé à
la conscience supramentale - et en même temps s'avançant
pour posséder un mental, une vie et un corps divinisés,
comme instrument et canal de l'expression de soi, et une incarnation de
la volonté divine et de son dessein - tel est le but que la nature
cherche à réaliser à présent par son élan
d'évolution. C'est à ce travail que l'homme a été
appelé afin que, en lui et à travers lui, la transcendance
et la transformation décrétées puissent avoir lieu.
Il n'est pas facile néanmoins, et pas nécessaire non plus,
d'envisager en détail pour le moment, quelle apparence extérieure
pourrait avoir cet homme divinisé, le mode de son être et
sa vie extérieure,
kim âsîta vrajeta kim, comme
le demandait Arjuna ; ni comment la vie collective de la nouvelle humanité
pourrait fonctionner ou quelle serait la composition de son édifice
social. Car ce qui se déroule est un procédé vivant,
une croissance organique qui s'élabore à travers les actions
et réactions de multitudes de forces et d'états, connus
et inconnus ; la configuration précise de ce qui adviendra finalement
ne saurait être prédite avec exactitude. Mais le pouvoir
qui est au travail est omniscient ; il choisit, rejette, corrige, façonne,
crée, coordonne les éléments, en accord avec la loi
inviolable de la vérité et de l'harmonie, et par la force
de cette loi, qui règne dans la demeure même de la lumière,
sve-dame, le Supramental.
Il faut observer que, tout comme le mental n'est pas le dernier degré
dans la marche de l'évolution, de même le progrès
de l'évolution ne s'arrêtera pas avec la manifestation et
l'incarnation du Supramental. Il y a encore d'autres principes supérieurs
qui sont au delà, et il est à présumer qu'eux aussi
attendent leur manifestation et leur incarnation sur terre. La création
n'a pas commencé dans le temps (
anâdi) et elle n'a
pas non plus de fin (
ananta). C'est un processus éternel
de développement progressif des mystères de l'infini. Seulement
on peut dire qu'avec le Supramental la création s'engage dans un
ordre différent d'existence. Avant lui, c'était le domaine
de l'ignorance, après viendra le règne de la Lumière
et de la Connaissance. Jusqu'à présent la mortalité
a été le principe dirigeant de la vie sur la terre ; elle
sera remplacée par la conscience de l'immortalité. L'évolution
s'est réalisée par des luttes et souffrances ; désormais
elle sera une floraison spontanée, harmonieuse et heureuse.
Quant au temps que prendra probablement la phase actuelle d'évolution
pour son accomplissement, puisque l'élan et la force spécifiques
sont manifestés et arrivent à la surface, on peut présumer
d'après ce fait que le problème est devenu un problème
d'actualité, et même qu'il peut être abordé
comme s'il devait être résolu maintenant ou jamais.
Nous avons dit que dans l'homme, avec pour instrument la conscience de
soi ou la conscience de l'être psychique, l'évolution est
devenue susceptible d'un procédé concentré plus prompt
qui est le procédé du yoga. Plus l'instrument croît.,
amasse de pouvoir et est infusé de souffle divin, plus le procédé
deviendra rapide et concentré. En fait, l'évolution est,
depuis le commencement, l'objet d'une accélération graduelle.
Les phases primitives, par exemple la phase de la matière morte,
du jeu des seules forces chimiques fut une longue, très longue
phase ; il fallut des millions et des millions d'années, pour arriver
au point où la manifestation de vie devint possible. Mais la période
de vie élémentaire qui a suivi et s'est manifestée
dans le monde des plantes, bien qu'elle ait. duré plusieurs millions
d'années, fut beaucoup plus courte que la précédente
; elle se termina avec la venue de la première forme animale. L'âge
de la vie animale jusqu'à l'arrivée de l'homme fut beaucoup
plus bref encore que celui de la vie des plantes. Et l'homme est déjà
vieux de plus d'un ou deux millions d'années ; il est pleinement
temps pour lui de se laisser transformer en un être d'ordre supérieur.
Et pourtant, si l'on pense à l'immensité du travail, on
peut dire avec raison que l'éternité est là devant
nous, et qu'il ne faut pas marchander un siècle ou même un
millénaire pour un tel labeur ; car il s'agit rien moins que de
défaire d'innombrables millénaires passés et de construire
un avenir qui se perd dans l'infini du temps. Cependant, nous le répétons,
puisque c'est le travail du Divin lui-même et puisque le yoga propose
un procédé d'action concentré et involué,
effectuant en une minute ce qui aurait peut-être pris des années
à accomplir dans le cours naturel des choses, on peut s'attendre
à ce que le travail s'achève dans un avenir plutôt
proche que lointain. En vérité, c'est un idéal immédiat,
ici sur
notre terre d'existence matérielle et maintenant
dans cette vie, dans ce corps même, non pas dans l'au delà
ou ailleurs. Combien de temps, exactement ? Cela dépendra de beaucoup
de facteurs, mais quelques dizaines d'années de plus ou de moins
n'ont pas grande importance.
Quant à l'extension de la réalisation, nous dirons encore
que ce n'est pas une affaire de première importance. Ce n'est pas
la quantité, mais la substance qui compte. Même s'il n'existait
qu'un petit noyau, ce serait suffisant, au moins pour commencer, pourvu
que ce soit la chose pure et véritable.
Svalepamapyasya dharmasya trâyate mahato bhayât. «
Même un tout petit peu de Cela nous délivre d'une grande
terreur. »
Mais, si l'on demande la preuve de tout cela, et comment on peut être
sûr de ne pas courir après un mirage, une chimère,
nous pouvons seulement répondre par le sage dicton anglais : «
On a la preuve du pudding quand on le mange. »
Nolini Kanta Gupta
(traduction de Suryakumarî)
Ce texte est placé en préface au livre Sri Aurobindo: "Guide
du Yoga" paru en 1951 chez Albin Michel - Série Hindouisme,
dont une édition au format poche existe depuis 1970 chez Albin
Michel - Collection Spiritualités Vivantes N° 2
Note de Bernard: Jean Herbert dans sa préface au "Guide
du Yoga" dit que l'étude de Nolini ci-dessus a été
revue et approuvée par Sri Aurobindo (dans sa version originale
en anglais).
En fait le texte donné ci-dessus est une compilation faite à
partir de divers textes et études publiés par Nolini dans
une série de volumes ayant pour titre : "The Yoga of Sri Aurobindo",
dont on trouvera une partie correspondant à certains morceaux du
texte ci-dessus
sur
cette page du site externe
Search for Light. Il a existé
une traduction française de ces volumes sous forme d'une compilation
parue d'abord sous le titre "Nolini Kanta Gupta : L'Idéal
de Sri Aurobindo" en 1980 chez Stock dans la collection de poche
Stock + Plus N° 36, et ensuite sous le titre "Sri Aurobindo à
Nolini Kanta Gupta : L'odyssée de l'âme" en 1991 chez
Christian de Bartillat.
Parmi les librairies de vente en ligne vous pouvez consulter
Alapage
et
Amazon-France pour
un achat en ligne (si disponible).
Les oeuvres en anglais de Nolini peuvent être commandées
chez
SABDA
à Pondichéry, où elles sont éditées,
peut-être aussi via des librairies online.