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Satprem
Sri Aurobindo et l'avenir de la Terre
Ce texte a été écrit pour All India Radio,
émission du 5 février 1972, à l'occasion du Centenaire
de Sri Aurobindo.
Parfois, une grande Pensée errante voit les âges encore
inaccomplis, saisit la Force dans sa coulée éternelle
et précipite sur la terre la vision puissante qui est comme un
pouvoir de rendre réel ce qu'elle voit - le monde est une vision
qui devient vraie, son passé et son présent ne sont pas
vraiment le résultat d'une obscure poussée qui remonte
du fonds des temps, d'une lente accumulation de sédiments qui
peu à peu nous façonnent - et nous étouffent et
nous enferment - mais la puissante attraction dorée du Futur
qui nous tire malgré nous, comme le Soleil tire le lotus de la
boue, et nous contraint à une gloire plus grande que ni notre
boue ni nos efforts ni nos triomphes du présent ne pouvaient
prévoir ni créer.
Sri Aurobindo est cette vision et ce pouvoir de précipiter le
Futur dans le présent. Un instant, il a vu, et ce qu'il a vu,
des âges vont l'accomplir et des millions d'hommes, sans savoir,
vont se mettre en quête de l'imperceptible frémissement
nouveau qui a envahi l'atmosphère de la terre. Ainsi, d'âge
en âge, de grands êtres viennent parmi nous ouvrir un grand
pan de Vérité dans le sépulcre du passé.
Et ces êtres-là, en vérité, sont les grands
destructeurs du passé, ils viennent avec l'épée
de la Connaissance et brisent en miettes nos fragiles empires.
Cette année, nous allons célébrer le centenaire
de Sri Aurobindo - il est à peine connu d'une poignée
d'hommes, et pourtant son nom retentira encore quand nos grands hommes
d'aujourd'hui ou d'hier seront ensevelis sous leurs propres décombres.
Son uvre est discutée des philosophes, louée par
des poètes, on parle de sa vision sociologique, de son yoga -
mais Sri Aurobindo est une ACTION vivante, une Parole qui se réalise,
et nous pouvons chaque jour, sous les mille circonstances qui semblent
déchirer la terre et renverser ses structures, voir le premier
reflux de la Force qu'il a mise en branle. Au début de ce siècle,
quand l'Inde se battait encore contre la domination britannique, Sri
Aurobindo s'écriait: "Ce n'est pas seulement une révolte
contre l'empire britannique qui est nécessaire, mais une révolte
contre la Nature universelle tout entière! " [Evening
talks, p. 45].
Car le problème est fondamental. Il ne s'agit pas d'apporter
une philosophie nouvelle au monde ni de nouvelles idées ni des
illuminations soi-disant. Il ne s'agit pas de rendre la Prison plus
habitable ni de doter l'homme de pouvoirs toujours plus fantastiques
- armé de ses microscopes et télescopes, le gnome humain
reste gnome, douloureux et impuissant; nous envoyons des fusées
sur la lune, mais nous ne connaissons pas notre propre cur. Il
s'agit, dit Sri Aurobindo, de "créer une nouvelle nature
physique qui sera l'habitation d'un être supramental au sein d'une
nouvelle évolution" [On Himself, p. 172]. Car, en vérité,
dit-il, "l'imperfection de l'homme n'est pas le dernier mot
de la Nature, mais sa perfection non plus n'est pas le dernier pic de
l'Esprit" [The Life Divine, p. 680]. Par-delà l'homme
mental que nous sommes, s'ouvre la possibilité d'un autre être
qui prendra la tête de l'évolution, comme un jour l'homme
a pris la tête de l'évolution parmi les singes. Si "l'animal,
dit Sri Aurobindo, est un laboratoire vivant au sein duquel la
Nature a, dit-on, façonné l'homme, l'homme lui-même
est peut-être bien aussi un laboratoire vivant et pensant au sein
duquel, et avec la coopération consciente duquel, la Nature
façonnera le surhomme, le dieu" [The Life Divine, p.
5]. Et Sri Aurobindo vient nous dire comment faire cet autre être,
cet être supramental - et non seulement nous le dire, mais le
faire, ouvrir le chemin de l'avenir, précipiter sur la terre
le rythme de l'évolution, la vibration nouvelle qui remplacera
la vibration mentale, comme une pensée, un jour, est venue troubler
la lente routine des bêtes, et nous donnera le pouvoir de briser
les murs de notre prison humaine.
Et elle craque déjà, notre prison: "La fin d'un
stade de l'évolution, annonçait Sri Aurobindo,
est généralement marquée par une puissante recrudescence
de tout ce qui doit sortir de l'évolution" [The Ideal
of the Karmayogin, p.42]. Cet éclatement paroxystique de toutes
les vieilles formes, nous le voyons partout autour de nous - nos frontières,
nos Églises, nos lois, nos morales s'écroulent de tous
les côtés. Et elles ne s'écroulent pas parce que
nous sommes méchants, immoraux, irréligieux, ni parce
que nous ne sommes pas assez rationnels, pas assez savants, pas assez
humains - mais parce que nous en avons fini d'êtres humains !
Fini de la vieille mécanique - parce que nous sommes en transition
vers AUTRE CHOSE. Ce n'est pas une crise morale que traverse la terre,
c'est une "crise évolutive". Nous ne sommes pas en
marche vers un monde meilleur - ni pire -, nous sommes en pleine MUTATION
vers un monde radicalement différent, aussi différent
que le monde de l'homme pouvait l'être du monde des singes au
Tertiaire. Nous entrons dans une nouvelle ère, dans un quinquennaire
supramental. On quitte son pays, on erre sur les routes, on se met en
quête de drogues, en quête d'aventure, on fait des grèves
ici, des réformes là et des révolutions encore
- mais en fait, il n'y a rien de tout cela. On est en quête de
l'être nouveau, sans le savoir, on est en pleine révolution
humaine.
Et Sri Aurobindo nous donne la clef. Il est possible que le sens de
notre propre révolution nous échappe parce que nous voulons
prolonger l'existant - le raffiner, l'améliorer, le sublimer.
Mais le singe, lorsqu'il était en pleine révolution simiesque
pour produire un homme, aurait peut-être commis la même
erreur; il aurait peut-être voulu faire un super-singe, capable
de mieux grimper aux arbres, mieux chasser, mieux courir, doté
de plus d'agilité et plus de malice. Nous aussi, avec Nietzsche,
nous avons voulu faire un "surhomme", qui n'était qu'un
super-homme; ou avec les spiritualistes faire un super-saint, mieux
doté de vertu et de sagesse. Mais nous n'avons que faire de la
sagesse et de la vertu humaine ! Même poussées à
leur paroxysme, c'est encore la vieille pauvreté dorée,
l'envers glorieux de notre tenace misère: "La surhumanité,
dit Sri Aurobindo, n'est pas l'homme grimpé à son
zénith naturel, pas un degré supérieur de la grandeur
humaine, de la connaissance, du pouvoir, de l'intelligence, de la volonté
du génie
de la sainteté, de l'amour, la pureté
ou la perfection humaines " [The Hour of God, p. 6]. C'est
AUTRE CHOSE, une autre vibration d'être, une autre conscience.
Mais si cette conscience ne se situe pas sur les sommets de l'humain,
où donc la trouverons-nous ?
Peut-être, tout simplement,
dans ce que nous avons le plus négligé depuis que nous
sommes entrés dans le cycle mental - le corps. C'est notre base,
notre fondement évolutif, la vieille souche à laquelle
nous revenons toujours, et qui se rappelle douloureusement à
nous en nous faisant souffrir, vieillir, mourir. "Cette imperfection
même, assure Sri Aurobindo, recèle l'impulsion vers
une perfection plus haute et plus complète. Elle contient l'ultime
fini qui, pourtant, aspire au Suprême Infini. Dieu est enfermé
dans la boue
mais le fait même de cet emprisonnement impose
la nécessité de faire une brèche dans la prison"
[Sri Aurobindo came to me, p. 414]. C'est là, le vieux Mal jamais
guéri, la racine jamais changée, l'obscure matrice de
notre misère, à peine différente de ce qu'elle
était du temps des lémuriens. C'est cette substance physique
qu'il faut transformer, sinon elle jettera bas, l'un après l'autre,
tous les artifices humains ou surhumains que nous voudrons coller dessus.
Ce corps, cette substance physique, cellulaire, contient "des
pouvoirs tout-puissants" [Savitri, 4.3, p. 420], une conscience
muette qui possède toutes les lumières et toutes les infinitudes,
autant que les immensités mentales et spirituelles - car, en
vérité, tout est Divin, et si le Seigneur des univers
n'est pas dans une seule toute petite cellule, il n'est nulle part.
C'est cette obscure Prison originelle, cellulaire, qu'il faut briser;
et tant que nous ne briserons pas celle-là, nous continuerons
à tourner en vain dans les cercles d'or, ou de fer, de notre
prison mentale. "Les soi-disant lois absolues de la Nature,
dit Sri Aurobindo,
sont simplement un équilibre établi
par la Nature, un sillon dans lequel elle s'est habituée à
travailler afin d'obtenir certains résultats. Mais si vous changez
de conscience, le sillon changera aussi, inévitablement "
[Evening Talks, p. 92].
Telle est la nouvelle aventure à laquelle Sri Aurobindo nous
convie, une aventure dans l'inconnu de l'homme. Bon gré, mal
gré, la terre entière est en train de passer dans un nouveau
sillon - mais pourquoi pas de bon gré ? Pourquoi ne collaborerions-nous
pas à cette aventure jamais courue, à notre propre évolution
au lieu de répéter mille fois la vieille histoire, au
lieu de courir après des paradis artificiels qui n'étancheront
jamais notre soif, ou des paradis de l'au-delà qui laissent la
terre pourrir avec nos corps ? "Pourquoi commencer si c'est
pour en sortir ! s'écriait la Mère, qui continue l'uvre
de Sri Aurobindo. A quoi sert-il d'avoir tant lutté, tant
souffert, d'avoir créé quelque chose qui, dans son apparence
extérieure au moins, est si tragique et dramatique, si c'est
simplement pour vous apprendre à en sortir - il aurait mieux
valu ne pas commencer !
L'évolution n'est pas un chemin
tortueux pour en revenir - un peu meurtri - au point de départ;
c'est, tout au contraire, dit la Mère, pour apprendre à
la création totale la joie d'être, la beauté d'être,
la grandeur d'être, la majesté d'une vie sublime, et le
développement perpétuel, perpétuellement progressif,
de cette joie, de cette beauté, de cette grandeur - alors, tout
a un sens " [Entretiens 1958, p. 231].
Ce corps, cette obscure bête de somme que nous habitons, est le
terrain d'expérience du yoga de Sri Aurobindo - qui est un yoga
de la terre entière, car on peut comprendre que si, un seul être
parmi nos millions de souffrances, arrive à opérer le
saltus évolutif, la mutation du prochain âge, la
face de la terre s'en trouvera radicalement changée et tous les
soi-disant pouvoirs dont nous nous glorifions aujourd'hui apparaîtront
comme des jeux d'enfant devant ce rayonnement de l'esprit tout-puissant
incarné dans un corps. Sri Aurobindo nous dit que c'est possible
- non seulement que c'est possible, mais que ça se fera. C'est
en train de se faire. Et tout dépend, peut-être, non pas
tant d'un effort sublime de l'humain pour transcender ses limites -
car c'est encore employer nos propres forces humaines -, que d'un appel,
d'un cri conscient de la terre vers cet être nouveau, qu'elle
porte déjà en elle-même. Tout est là, déjà,
dans nos curs, la suprême Source qui est le suprême
Pouvoir - mais il faut que nous l'appelions dans notre forêt de
béton, il faut que nous comprenions notre sens, il faut que le
cri multiplié de la terre, de ces millions d'hommes qui n'en
peuvent plus, n'en veulent plus de leur prison, crée une faille
par où jaillira la vibration nouvelle. Alors, toutes ces lois
apparemment inéluctables qui nous enfermaient dans leur sillon
héréditaire et scientifique s'écrouleront devant
la Joie des "fils aux yeux de soleil" [Savitri, 3.4,
p. 389]. "N'espérez rien de la mort, dit la Mère,
la vie est votre salut. C'est en elle qu'il faut se transformer.
C'est sur terre qu'on progresse, c'est sur terre qu'on réalise.
C'est dans le corps qu'on remportera la Victoire" [Commentaires
sur le Dhammapada, p. 23].
"Et ne laisse point la prudence du monde murmurer à tes
oreilles, dit Sri Aurobindo, car c'est l'heure de l'inattendu"
[The Hour of God, p. 4]
Pondichéry, le 9 décembre 1971
Satprem
Publié en 1973, réédité en 1975 par
Sri Aurobindo
Ashram, Pondichéry, Inde
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